lundi 7 juin 2021

La Chronique de Charles : Chasse à l'homme.

350 gendarmes aguerris (un gendarme aguerri, ce n'est pas rien. Autant le gendarme standard normal peut s'avérer amène et bienveillant, responsable du maintien de l'ordre sourcilleux mais sans acrimonie, plutôt bonhomme, au contact et au service de la population, premier rempart indispensable et apaisant contre les incivilités et autres querelles de voisinage, peut rassurer, rasséréner et inspirer la confiance, autant le spécialiste des cas difficiles, hyper-entraîné rompu à toutes les techniques de combat, suréquipé, surarmé, caparaçonné dans son gilet pare-balles (tu ne m'auras pas sur ce coup-là, il a comme une carapace, c'est vrai, mais en réalité c'est un caparaçon), impressionne et suscite un respect mêlé d'un peu de crainte, et ce même si on n'a, fort de son bon droit, rien à se reprocher. C'est un homme de métier, un professionnel, il n'est pas formé pour être gentil, il l'est pour être efficace. Ça ne me gêne pas vraiment que le gendarme inspire ce type de sentiment, on dit d'ailleurs communément que la crainte est le début de la sagesse, vieil adage mais peut-être plus vraiment adapté à notre société moderne et un peu (?) déliquescente, 7 hélicoptères survolant en continu un périmètre relativement délimité, un nombre non déterminé mais impressionnant de véhicules blindés plus ou moins « tout- terrain», du matériel de détection sophistiqué avec caméras infra-rouge et appareillage de vision nocturne, des drones en veux tu en voilà, sans compter les brigades cynophiles, et les négociateurs psychologues au cas où, et tout ce que je ne sais pas. Ça fait quand même beaucoup de monde, personne ne pourra penser ni dire qu'on n'y a pas mis les moyens (le budget que ça représente, je n'ose même pas y penser). Les routes barrées, les autochtones claquemurés, les commerces bouclés, les écoles fermées, le dispositif était impressionnant. Même le préfet en grand uniforme (surtout avec la casquette qui va bien, nimbée de feuilles de laurier dorées, c'est quand même beaucoup mieux que celle de chef de gare, qui déjà, en jette [en argot de cheminot, c'est « le fromage blanc »], ça donne beaucoup de prestance je trouve) s'en est mêlé (c'est son boulot tout compte fait, on ne peut pas lui reprocher), assisté d'un état-major assurant la coordination indispensable : le dispositif, la répartition des positions, la relève (si ça dure un peu, il faut le prévoir), la bouffe, la recherche raisonnée du fugitif, bref de quoi s'occuper et de ne pas voir passer le temps. Et là dessus la nuées des voyeurs en tout genre, journalistes et reporters caméramen, bourdonnant comme des mouches autour d'un pot de miel (tu peux préférer les abeilles, c'est plus bucolique et plus bio, mais la vérité et la simple observation m'obligent à dire que j'ai vu plus souvent des mouches que des abeilles sur les pots de miel, et qu'il y des choses qui les attirent encore plus que le miel, notamment les grosses vert-bleu avec des reflets métalliques, mais on n'est pas là pour un cours d'entomologie). 
Loin de moi l'idée que les moyens déployés sont exagérés : un quidam plus ou moins violent (plutôt plus que moins selon les informations disponibles) qui se promène avec une arme puissante, et qui tire sur tout ce qui bouge avec désinvolture aussi facilement que je rigole ne mérite pas forcément le respect, mais au moins une attentive circonspection : Je ne suis pas grand expert en armement, mais la Winchester 30/30 dont il disposait (c'est une information qui a été reprise plusieurs fois et donc qui est peut-être presque vraie) est une arme relativement redoutable, les chasseurs chevronnés la boudent un peu, sa munition leur paraît un peu légère pour arrêter le sanglier, mais elle tire quand même un pélot de 7,62 mm efficacement à plus de 300 mètres avec une précision tout à fait intéressante, c'est quand même le niveau au dessus par rapport à la carabine de tir de fête foraine. C'est une arme à répétition à canon rayé, pas automatique [automatique, ça veut dire en rafale], seulement semi-automatique donc, et encore, il faut réarmer à chaque fois avec le levier de sous-garde, ce n'est donc pas une vraie semi-automatique, avec un magasin tubulaire à 6 cartouches (7 coups disponibles donc si tu a pris la précaution d'introduire une munition dans la chambre préalablement au chargement). Je t'embête avec des détails, mais grâce à ça, tu arrives à comprendre les précautions prises : pour peu que le gars se mette en embuscade bien retranché, il risque de faire du dégât avant d'être neutralisé à l'occasion d'une opération de ratissage un peu hâtive. S'il tire, il révèle sa position certes, mais personne n'a envie de le démasquer en faisant l'appeau : il n'y a que dans les westerns de ma jeunesse que le coup du chapeau agité au bout d'un bâton marche bien, dans la vraie vie c'est beaucoup plus risqué. Ils ont sagement préféré l'usure à l'affrontement direct. Aguerris, je te le disais au départ, aguerris, au point de ne pas vouloir risquer la vie de quiconque dans la traque d'un forcené. On ne peut pas leur reprocher de faire les cowboys de façon irréfléchie. Je ne connais pas toute l'histoire, je ne connais pas les détails, j'ignore s'il y a des composantes psychiâtriques à incriminer dans le comportement de l'individu en question, mais figer la situation est une stratégie raisonnable, laisser décanter ne peut pas nuire, le stress, la colère, éventuellement les effets de l'alcool et des drogues ne peuvent que s'estomper. Un forcené, calmé, fatigué, endormi, affamé et assoiffé, c'est mieux, ce n'est déjà plus stricto sensu un forcené. 
Profitant de ces moments d'attente, de calme avant la crise, on se prend à méditer, à laisser errer sa pensée, une réflexion entraînant l'autre, on se pose des questions anodines, d'autres plus profondes, sans pouvoir obtenir de réponse vraiment satisfaisante. Comment une société relativement policée comme la nôtre en arrive à des situations comme celle à laquelle nous sommes confrontés ici ? La chasse à l'homme ne devrait être qu'une rareté presque folklorique, qu'une exception moyen-âgeuse, elle est en fin de compte la confirmation d'un échec, elle est une réponse collective violente à une violence individuelle, elle trahit une faillite de la société qui n'a pas réussi à endiguer, à canaliser les obscurs élans bestiaux qui nous rabaissent au niveau de l'animal (et encore, quand je parle comme ça, il y a des animaux qui doivent se sentir insultés). Une exception disais-je, mais qui se reproduit de plus en plus souvent, trop souvent. Somme-nous en train de régresser ? Le vernis éducatif que la société tente de nous applique est-il si mince que la violence , la brutalité ressurgissent aussi fréquemment ? Les scènes conjugales s'intensifient outre mesure (euphémisme pudique : il y a encore beaucoup trop de femmes battues sans que ça interpelle grand monde), les disputes d'écoliers dégénèrent, ce qui ne devrait être qu'algarade ou simple échange verbal un peu vif (c'est déjà de la violence) débouche sur des menaces lourdes, sur des coups, voire des coups de couteau, sinon pire, on n'oserait plus, par exemple, et depuis longtemps, faire une remontrance même voilée à un gamin qui met ses pieds sur les sièges dans le métro, on n'ose plus revendiquer un emplacement de stationnement convoité par un autre qui l'aurait vu avant, une place contestée dans une file d'attente donne parfois l'occasion de horions et de quelques points de suture, je ne veux pas céder au sentiment d'insécurité ambiante, mais c'est sûr, notre monde est devenu plus violent, plus dur. Le chacun pour soi est devenu la règle, le repli sur soi est le mode de vie, au moins pour quelques uns dont on ne sait plus dire s'ils ont rejeté la société et ses conventions ou si c'est la société qui les a rejetés. Heureusement, la grande majorité d'entre nous applique sans difficulté les codes, la solidarité, valeur sûre, reste importante. Mais les circonstances actuelles, un peu spéciales il faut l'avouer, n'expliquent pas tout. Tu peux souffrir du confinement, exécrer le port du masque, ce n'est pas une raison pour taper sur ta femme ni t'en prendre à tes voisins qui n'en peuvent mais. A fortiori, aller s'en prendre à l'autorité (ou à ses représentants) n'est pas de très bon ton non plus.

Pour améliorer cet état de fait, pour prévenir cette montée incontestable de la violence, je ne connais pas de recette miracle, je ne détiens pas la solution. Je ne fais pas la morale, je fais simplement part de mon désarroi, et de mon inquiétude. Il faut changer de paradigme (c'est une locution à la mode, un peu prétentieuse en définitive, juste pour dire de façon moins simple qu'il faut regarder les choses autrement, d'un autre point de vue) en définitive : Je te donne en exemple la limite de vitesse que nous impose le code de la route. Tant que l'on considère que cette limitation est une aberration, une atteinte aux libertés, que les radars de contrôle sont autant de sources de revenus pour l'État, rien de plus que des « pompes à fric », que les gendarmes sont placés en embuscade sur les routes à des endroits propices et lucratifs pour pièger les contrevenants, au lieu d'admettre qu'ils se placent à des endroits où l'excès de vitesse est dangereux, tant que le « pas vu pas pris » sera le mode de penser de gens exceptionnels censés être des conducteurs émérites habiles et attentifs (tu l'a remarqué, tout comme moi, c'est toujours l'autre qui est dangereux !), la violence routière sera encore longtemps un fléau national. 
Mais la violence ou plutôt la non-violence, ça devrait s'apprendre, ou plutôt se réapprendre, beaucoup plus tôt. Je suis trop âgé, j'ai des façons de penser un peu désuètes, que je n'ai plus l'envie ni le loisir de revoir (d'améliorer ?), je pense qu'il y a dans l'éducation de nos jeunes quelques coups de pied au cul qui leur ont manqué au bon moment, et que le rappel à la loi officiel est suranné et beaucoup trop tardif, mais empêtré dans mes contradictions, je sais que ce pied au cul pourtant salutaire n'est pas la solution, j'y vois déjà une forme de violence rédhibitoire... Je le dis avec honte, je n'ai pas vraiment la solution.

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