On dit prosaïquement que l'histoire est écrite par les vainqueurs. Je ne
sais pas, quant à moi, si la fin de la pandémie pourra être considérée comme
un victoire, je sais que ce n'est qu'avec beaucoup de recul, une fois la
situation apaisée que l'on pourra faire un débriefing raisonnable, en tirer les
leçons utiles, et estimer (juger est un mot trop dur) objectivement si c'est
possible, de ce qui a été bien fait et de ce qui aurait pu ou dû être évité.Il ne
sera déjà pas facile a posteriori de déterminer ce qu'il eût été préférable de
faire ou de décider, vouloir le faire aujourd'hui, en situation, serait d'une
vanité incommensurable. D'aucuns ne s'en privent pas, confortés de toutes
leurs certitudes, nonobstant les préconisations sages des textes les plus
sérieux (« ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés »), qu'ils pensent
pouvoir le faire m'étonnera toujours, quelle fatuité ! Mais, il suffit, je ne vais
pas continuer sur ce ton-là, j'ai l'impression d'être en chaire et de prêcher le
sermon du dimanche.
Mais quand même, sans vouloir accuser le gouvernement des sept
péchés capitaux, il y a des choses qui ne passent pas bien, il y a des détails
et des façons de faire qui m'interpellent. Encore une fois, pas de critique des
décisions prises et de la stratégie mise en place, mais il m'apparaît qu'on
peut penser qu'il existe au moins quelques maladresses (j'ose à peine en
parler, il est si facile de ne pas se tromper, Mon Président l'a répété, quand
on ne fait rien). Mais quand on ne fait rien, comme c'est mon cas, on a le
temps de s'interroger sur ce qu'on peut apparemment considérer comme des
défaillances : Par exemple, la mise en place de la vaccination dans les
EHPAD décidée de longue date a mis en évidence une impréparation
incompréhensible (mais ne pas tout comprendre est chez moi une habitude
dont je ne me console malheureusement pas, une espèce de fatalité à
laquelle je me suis résigné). On a attendu d'avoir les vaccins dans nos
congélateurs pour seulement commencer à « éclairer » les résidents des
EHPAD (et leur tutelle) et demander leur consentement à la vaccination avec
une procédure invraisemblable (délai de réflexion par exemple) préalable à
l'action. Ce souci éthique est parfaitement honorable au demeurant (on
risquerait autrement d'évoluer vers une médecine vétérinaire), mais on se
demande encore pourquoi la démarche n'a pas été anticipée, dès avant la
fourniture des vaccins. On arrive à comprendre que des observateurs
pourtant raisonnables se soient énervés. C'est vrai que de la façon dont
c'était parti, on n'était pas près d'en voir la fin. En conséquence immédiate,
revirement et campagne de vaccination des soignants prioritairement, avant
même les vieux fragiles qui ont le bonheur et la chance de ne pas séjourner
en EHPAD.
Autre maladresse indiscutable, le flou entretenu sur les stocks de
vaccins. A l'heure actuelle, je ne sais pas franchement s'il y en a, s'il en
manque, si on les distribue adroitement, judicieusement, si on en attend. Je
ne sais à qui je peux me fier, j'attends de savoir que les rendez-vous que mes
quelques relations âgées de plus de 75 ans (c'est la limite du créneau quand
tu n'es pas pensionnaire EHPAD) ont réussi à prendre, quelquefois
facilement les doigts dans le nez, quelquefois de manière plus ardue, n'ont
pas été annulés (ça arrive parfois, tu penses que tu en as un, on te le
supprime sans autre formalité) et sont honorés. Les informations circulent,
vraies, pas vraiment vraies, les labos producteurs qui disent non, qui disent
oui, qui ont promis, qui ne tiennent pas, qui veulent vendre moins de doses
pour plus cher (on se pince pour vérifier qu'on ne rêve pas, on se croirait en
train de marchander dans un souk exotique), il y a à disposition de notre
équipe dirigeante d'habiles et fins négociateurs, je parie que ce sont les
mêmes qui au début de la pandémie se sont fait souffler sous le nez des
cargaisons aériennes de masques. Quand on y réfléchit bien, heureusement
que des logisticiens américains largement rétribués nous ont conseillés,
qu'est-ce que ç'aurait été sans eux, on n'ose même pas y penser !
Je ne reproche pas à nos instances dirigeantes la pénurie de vaccins,
l'accord européen de répartition auquel elles ont contribué est une bonne
chose, que tout ne marche pas comme elles le voulaient ne saurait leur être
reproché, je leur reproche seulement de ne pas faire un point véritable sur la
situation, de ne pas dire franchement les choses, on arrive à comprendre que
des gens perdent patience et confiance. Cette pandémie est un sale truc,
depuis le début je respecte scrupuleusement les gestes barrières, je me
confine, voire je m'isole scrupuleusement, avec ou sans vaccin, j'attendrai
que ça se passe, patiemment, je n'en suis plus à quelques semaines près
(mais en parfait vieux radoteur je continue à regretter la liberté du bon vieux
temps, à penser que c'était mieux avant !). N'empêche que, citoyen
responsable, ça m'aiderait de savoir que je ne me fais pas copieusement
enfumer comme je le subodore, et pour employer une expression qu'utilisent
les jeunes, qu'on ne me prend pas pour un lapin de six semaines. La vérité
émerge lentement, furtivement, on comprend un peu à la fois qu'on ne nous
dit pas tout, pas tout de suite, pas tout d'un coup, et c'est encore plus vexant.
Maladresse encore, mais là c'est plus pernicieux, plus insidieux : A
force de mettre en avant, la main sur le cœur, avec une attitude pleine de
noblesse, la priorisation des vieux fragiles, les précautions qu'on prend et
qu'on s'impose pour eux (après tout, si on est tous confinés, c'est pour les
protéger), avec tout le respect qu'on leur doit, il y a des jeunes (et des moins
jeunes) pour commencer à penser que confiner les vieux, les inactifs, les
non-productifs, bref tous ceux qui représentent une charge plus qu'une valeur
ajoutée (pour employer des termes que je trouve fort cyniques, que je
désapprouve mais qui commencent à être trop fréquemment utilisés à mon
goût) ne serait pas une si mauvaise idée. Que l'on puisse penser de cette
façon me révolte mais ne choque plus grand'mode, ce qui en retient quelques
uns, ce n'est pas le scrupule, ce serait la difficulté d'application des mesures
envisagées et leur contrôle. Et ce qui m'attriste est ce clivage qu'on voit se
dessiner peu à peu entre générations, les jeunes qui souffrent des
contraintes et des inconvénients de la situation vont commencer un peu à la
fois à les reprocher de plus en plus ouvertement à leurs aînés. Signaler qu'il
existe quelques formes graves de la maladie parmi les plus jeunes ne suffira
plus longtemps à leur faire accepter toutes les restrictions que la fragilité des
vieux leur impose. Notre société se doit de rester solidaire, il serait dommage
que le « chacun pour soi » que j'entrevois prenne le dessus. Ce ne serait pas
bon signe.
Tout ça pour dire que si mon Président s'énerve, il n'est pas le seul. Je
ne suis pas procureur et ne veux surtout pas l'être. Les grandes décisions, la
stratégie, ce n'est pas de ma compétence. Je suis comme un spectateur sur
le bord de la route d'un rallye automobile, à la sortie d'un virage, je vois
passer les concurrents l'un après l'autre, j'apprécie les trajectoires,
personnellement je serais incapable de maîtriser les bolides qui passent à
toute vitesse, mais je vois bien qu'il y en a qui négocient mieux les virages
que d'autres, je vois bien que les dérapages contrôlés ne le sont pas toujours
très adroitement, il y en a qui s'en sortent bien, d'autres moins, n'est pas
pilote de rallye qui veut. Je ne saurais pas l'être, mais, du bord de la route, je
suis capable de discerner sans trop me tromper un champion d'un qui va
vraisemblablement finir en tonneau au fossé.
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