lundi 1 février 2021

Chronique de Charles : Procureurs.

Mon Président s'énerve : 66 millions de procureurs, ça fait beaucoup. Et encore, il n'a pas bien lu tous les chiffres de l'INSEE sur la démographie française, il y a d'autres chiffres plus importants qui le préoccupent davantage il faut croire, pour le moment, on est (déjà !) 67 millions, mais on ne va pas chipoter, pour un million qui va qui vient, les derniers arrivés, les plus jeunes n'ont peut-être pas encore une conscience claire de la situation, et ne pensent même pas à donner leur avis. Notre Chef suprême est, de fait, confronté à une situation grave inédite, qui exige des décisions lourdes de conséquences, ce n'est certainement pas moi qui vais le critiquer, il dispose des informations les plus précises et les plus avérées, et c'est normal, ce n'est pas mon cas, ne me parviennent que des bribes, des rumeurs, des notions bricolées par les réseaux sociaux, déformées par les média et remaniées par les uns et par les autres, au gré de leur subjectivité et parfois même de leur sensibilité politique dont ils n'arrivent pas à s'abstraire, personnellement je ne peux me faire qu'une idée un peu approximative du contexte, je ne vois pas comment je pourrais oser me comporter en accusateur public, et vouloir penser à sa place, et vouloir penser que je ferais mieux que lui. La situation est critique et nouvelle, il fait et décide au mieux, mon Président est pour ainsi dire en apprentissage, avec ce que ça comporte comme noblesse : c'est la formation à un métier, en l'occurrence un nouveau métier pour lequel il n'y a pas de vade-mecum ni de responsable de formation, il doit apprendre sur le tas, en allant comme on dit, au jour le jour, en tâchant au maximum d'éviter les erreurs, sans véritable référence au passé (la grande peste noire, et plus près de nous, la grippe espagnole ne nous sont pas d'une grande utilité en l'occurrence). On doit comprendre qu'il marche à vue, ceux qui le lui reprochent sont, je le dis sans ambiguïté, mais un peu vulgairement, à côté de la plaque. 
On dit prosaïquement que l'histoire est écrite par les vainqueurs. Je ne sais pas, quant à moi, si la fin de la pandémie pourra être considérée comme un victoire, je sais que ce n'est qu'avec beaucoup de recul, une fois la situation apaisée que l'on pourra faire un débriefing raisonnable, en tirer les leçons utiles, et estimer (juger est un mot trop dur) objectivement si c'est possible, de ce qui a été bien fait et de ce qui aurait pu ou dû être évité.Il ne sera déjà pas facile a posteriori de déterminer ce qu'il eût été préférable de faire ou de décider, vouloir le faire aujourd'hui, en situation, serait d'une vanité incommensurable. D'aucuns ne s'en privent pas, confortés de toutes leurs certitudes, nonobstant les préconisations sages des textes les plus sérieux (« ne jugez pas si vous ne voulez pas être jugés »), qu'ils pensent pouvoir le faire m'étonnera toujours, quelle fatuité ! Mais, il suffit, je ne vais pas continuer sur ce ton-là, j'ai l'impression d'être en chaire et de prêcher le sermon du dimanche. 
Mais quand même, sans vouloir accuser le gouvernement des sept péchés capitaux, il y a des choses qui ne passent pas bien, il y a des détails et des façons de faire qui m'interpellent. Encore une fois, pas de critique des décisions prises et de la stratégie mise en place, mais il m'apparaît qu'on peut penser qu'il existe au moins quelques maladresses (j'ose à peine en parler, il est si facile de ne pas se tromper, Mon Président l'a répété, quand on ne fait rien). Mais quand on ne fait rien, comme c'est mon cas, on a le temps de s'interroger sur ce qu'on peut apparemment considérer comme des défaillances : Par exemple, la mise en place de la vaccination dans les EHPAD décidée de longue date a mis en évidence une impréparation incompréhensible (mais ne pas tout comprendre est chez moi une habitude dont je ne me console malheureusement pas, une espèce de fatalité à laquelle je me suis résigné). On a attendu d'avoir les vaccins dans nos congélateurs pour seulement commencer à « éclairer » les résidents des EHPAD (et leur tutelle) et demander leur consentement à la vaccination avec une procédure invraisemblable (délai de réflexion par exemple) préalable à l'action. Ce souci éthique est parfaitement honorable au demeurant (on risquerait autrement d'évoluer vers une médecine vétérinaire), mais on se demande encore pourquoi la démarche n'a pas été anticipée, dès avant la fourniture des vaccins. On arrive à comprendre que des observateurs pourtant raisonnables se soient énervés. C'est vrai que de la façon dont c'était parti, on n'était pas près d'en voir la fin. En conséquence immédiate, revirement et campagne de vaccination des soignants prioritairement, avant même les vieux fragiles qui ont le bonheur et la chance de ne pas séjourner en EHPAD. 
Autre maladresse indiscutable, le flou entretenu sur les stocks de vaccins. A l'heure actuelle, je ne sais pas franchement s'il y en a, s'il en manque, si on les distribue adroitement, judicieusement, si on en attend. Je ne sais à qui je peux me fier, j'attends de savoir que les rendez-vous que mes quelques relations âgées de plus de 75 ans (c'est la limite du créneau quand tu n'es pas pensionnaire EHPAD) ont réussi à prendre, quelquefois facilement les doigts dans le nez, quelquefois de manière plus ardue, n'ont pas été annulés (ça arrive parfois, tu penses que tu en as un, on te le supprime sans autre formalité) et sont honorés. Les informations circulent, vraies, pas vraiment vraies, les labos producteurs qui disent non, qui disent oui, qui ont promis, qui ne tiennent pas, qui veulent vendre moins de doses pour plus cher (on se pince pour vérifier qu'on ne rêve pas, on se croirait en train de marchander dans un souk exotique), il y a à disposition de notre équipe dirigeante d'habiles et fins négociateurs, je parie que ce sont les mêmes qui au début de la pandémie se sont fait souffler sous le nez des cargaisons aériennes de masques. Quand on y réfléchit bien, heureusement que des logisticiens américains largement rétribués nous ont conseillés, qu'est-ce que ç'aurait été sans eux, on n'ose même pas y penser ! 
Je ne reproche pas à nos instances dirigeantes la pénurie de vaccins, l'accord européen de répartition auquel elles ont contribué est une bonne chose, que tout ne marche pas comme elles le voulaient ne saurait leur être reproché, je leur reproche seulement de ne pas faire un point véritable sur la situation, de ne pas dire franchement les choses, on arrive à comprendre que des gens perdent patience et confiance. Cette pandémie est un sale truc, depuis le début je respecte scrupuleusement les gestes barrières, je me confine, voire je m'isole scrupuleusement, avec ou sans vaccin, j'attendrai que ça se passe, patiemment, je n'en suis plus à quelques semaines près (mais en parfait vieux radoteur je continue à regretter la liberté du bon vieux temps, à penser que c'était mieux avant !). N'empêche que, citoyen responsable, ça m'aiderait de savoir que je ne me fais pas copieusement enfumer comme je le subodore, et pour employer une expression qu'utilisent les jeunes, qu'on ne me prend pas pour un lapin de six semaines. La vérité émerge lentement, furtivement, on comprend un peu à la fois qu'on ne nous dit pas tout, pas tout de suite, pas tout d'un coup, et c'est encore plus vexant.
Maladresse encore, mais là c'est plus pernicieux, plus insidieux : A force de mettre en avant, la main sur le cœur, avec une attitude pleine de noblesse, la priorisation des vieux fragiles, les précautions qu'on prend et qu'on s'impose pour eux (après tout, si on est tous confinés, c'est pour les protéger), avec tout le respect qu'on leur doit, il y a des jeunes (et des moins jeunes) pour commencer à penser que confiner les vieux, les inactifs, les non-productifs, bref tous ceux qui représentent une charge plus qu'une valeur ajoutée (pour employer des termes que je trouve fort cyniques, que je désapprouve mais qui commencent à être trop fréquemment utilisés à mon goût) ne serait pas une si mauvaise idée. Que l'on puisse penser de cette façon me révolte mais ne choque plus grand'mode, ce qui en retient quelques uns, ce n'est pas le scrupule, ce serait la difficulté d'application des mesures envisagées et leur contrôle. Et ce qui m'attriste est ce clivage qu'on voit se dessiner peu à peu entre générations, les jeunes qui souffrent des contraintes et des inconvénients de la situation vont commencer un peu à la fois à les reprocher de plus en plus ouvertement à leurs aînés. Signaler qu'il existe quelques formes graves de la maladie parmi les plus jeunes ne suffira plus longtemps à leur faire accepter toutes les restrictions que la fragilité des vieux leur impose. Notre société se doit de rester solidaire, il serait dommage que le « chacun pour soi » que j'entrevois prenne le dessus. Ce ne serait pas bon signe. 
Tout ça pour dire que si mon Président s'énerve, il n'est pas le seul. Je ne suis pas procureur et ne veux surtout pas l'être. Les grandes décisions, la stratégie, ce n'est pas de ma compétence. Je suis comme un spectateur sur le bord de la route d'un rallye automobile, à la sortie d'un virage, je vois passer les concurrents l'un après l'autre, j'apprécie les trajectoires, personnellement je serais incapable de maîtriser les bolides qui passent à toute vitesse, mais je vois bien qu'il y en a qui négocient mieux les virages que d'autres, je vois bien que les dérapages contrôlés ne le sont pas toujours très adroitement, il y en a qui s'en sortent bien, d'autres moins, n'est pas pilote de rallye qui veut. Je ne saurais pas l'être, mais, du bord de la route, je suis capable de discerner sans trop me tromper un champion d'un qui va vraisemblablement finir en tonneau au fossé.

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