Mais à la maison, il faut bien l'avouer, ce n'est pas moi qui commande,
c'est Brigitte qui choisit impitoyablement les programmes, je peux seulement
avec sa permission regarder la télévision par dessus son épaule. Elle a
préféré Notre Ministre de la Santé qui a toute son attention, il arrive à peine
en retard, il n'a pas, lui non plus, le temps de se laver les mains au gel hydro-alcoolique, il a l'air d'avoir des informations importantes à communiquer, et
qui le chagrinent visiblement. Je ne suis pas grand expert en langage
corporel, mais je sens bien qu'il n'est pas là par plaisir, avec sa tête de
premier de la classe propre sur lui, il me fait penser à un candidat traqueur et
hésitant se présentant à un oral de rattrapage avec une note à peine
tangente à l'écrit de son examen. On le sent devoir expliquer une situation
dont il n'est pas responsable, bref, il est là comme bouc émissaire, comme
fusible, il le sait, il nous le fait sentir.
C'est vrai qu'il n'a pas le beau rôle. Il n'a pas le droit à l'emphase, à
l'attitude martiale, genre Churchill « du sang et des larmes » ou de Gaulle
« la France a perdu une bataille, pas la guerre », il ne peut qu'attendre, en
faisant bonne figure et sans se plaindre, les sales coups que la pandémie et
sa hiérarchie lui réservent. D'où ce rôle d'ordonnateur de pompes funèbres à
l'empathie toute professionnelle affirmant que les grandes douleurs sont
muettes mais que dans le même temps, ça ne l'empêche pas de parler et de
dire lugubrement que la situation est TENDUE et INQUIÉTANTE, rien que ça
(je l'ai mis en majuscules, pour souligner que lui aussi l'a fait). Pour
l'ambiance on a fait mieux, tu sens qu'on ne va pas faire péter les bouchons,
dérouler les serpentins et lancer la fanfare tout de suite.
La situation est tendue et stable, ça me soulage un peu. C'est déjà
suffisamment catastrophique comme ça, si en plus ça se cassait la gueule...
Stable au regard des courbes, ce n'est pas exponentiel (ouf !), mais il faut
regarder les choses en face, deux dures réalités sautent aux yeux : d'une
part la situation est très hétérogène, on va réapprendre à régionaliser,
Mayotte La Réunion, c'est juste pour en parler, PACA et les Hauts de France
c'est un problème, 23 départements surveillés c'en est un autre, l'Île de
France, là on est dans le dur, mais ce n'est pas pareil qu'ailleurs, ne me
demande pas pourquoi, déprogrammation et transferts à l'ordre du jour. La
pression augmente, et ce n'est pas fini, on n'est pas au pic, on ne sait même
pas quand il sera là (en même temps, quand tu attends un pic sur une courbe
d'évolution en fonction du temps, tu ne peux le déterminer qu'après, quand
c’est un peu redescendu). D'autre part, l'impact des variants plus contagieux
ne s'est pas encore fait franchement sentir. Il y a des pays qui reconfinent
(juste pour dire que ça nous pend au nez aussi). Le malheur des autres, ça
ne console pas franchement.
Tout ce qu'on peut préconiser, ne pas baisser la garde, tester, isoler,
vacciner tout ce qui bouge avec tout ce qu'on a, partout et surtout dans les
trois régions en surchauffe (la bonne nouvelle, c'est que les stocks de vaccins
ont diminué (ça signifie qu'on les a distribués), en conséquence la mauvaise,
c'est qu'il n'y en a plus, et qu'on n'est pas près d'en obtenir de nouveaux au
rythme ralenti où on nous les fournit). Il nous a rassurés sur les accidents
vaccinaux thrombotiques signalés et sur les suspensions trop
précautionneuses d'utilisation de l'Astra-Zénéca dans certains pays. En
même temps, il t'explique incidemment, subrepticement, qu'il y aura des
retards de livraison dans les trois ou quatre semaines à venir. Tu ne
m'enlèveras pas de l'idée que cette affaire est un peu plus compliquée que ce
qu'on m'explique. Je ne suis pas franchement paranoïaque (quoique...), la
théorie du complot, ce n'est pas ma tasse de thé, je ne suis pas du genre
« on ne nous dit pas tout » mais quand on s'évertue à m'exposer trop
clairement des choses simples, en articulant lentement à la manière des
instituteurs, histoire que je n'en perde pas une syllabe, j'ai tendance à penser
qu'on cherche à noyer le poisson, qu'on est en train d'essayer (comme aurait
dit San-Antonio) de me faire prendre l'Helvétie pour le canton de Berne.
Et, comme à contre-pied, il finit joyeusement, presque badin, en nous
rappelant que ça fait un an que ça dure, qu'il va falloir tenir, et que nous y
arriverons. Ce qu'il ne dit pas franchement, c'est qu'il a, apparemment, en
plus de ses fonctions à la Santé repris en douce et concomitamment la
casquette de Ministre des Transports (peut-être que ça peut compter pour sa
retraite ? Le cumul de fonction est pourtant de plus en plus mal vu par les
temps qui courent) : il a organisé un ballet d'hélicoptères pour des transferts
de réanimation vers des services « moins en tension » et frété quatre TGV
dans le même but. On est loin des quelques cas de déplacements évoqués
dans l'intervention. Et le Premier Ministre qui nous invitait la semaine passée
à ne pas nous déplacer pour ne pas propager les contaminations, qu'est-ce
qu'il en pense de ces voyages accompagnés organisés hors du
département ?
Cette intervention sobre et courte, démoralisante au possible augurait
de jours sombres, on n'était pas au bout de nos peines, on n'était pas au
début du commencement d'en voir la fin. C'est vrai, on se demande quand ça
va s'arrêter, se désister en province des « réanimés »parisiens en excès ne
sera possible qu'un temps, cela ne pourra pas durer, je présage et
appréhende des situations pour le moins compliquées à l'hôpital dans les
jours qui viennent. Bref, c'est une catastrophe, comme on dit, c'est la
Bérézina...
Quelques jours à peine, tu apprends incidemment et par surprise, à
l'occasion d'un discours pas prévu pour ça, que Notre Président suspend
sans prévenir, sans sommation le vaccin que les pharmaciens commençaient
à peine à injecter. Il y a même des flacons entamés qu'il a fallu laisser perdre
(comme si on en avait trop). Ça a bien un peu renâclé dans les rangs, mais
on sent les médecins un peu désabusés. Ils sont inondés quotidiennement de
directives très urgentes de la Direction Générale de la Santé, mais pour les
prévenir d'arrêter de vacciner, heureusement qu'il y avait BFMTV et RTL, on
manque de doses, mais aussi de savoir vivre semble-t-il, peut-être aussi un
peu de méthode (ou alors, c'est la chaîne de commandement qui s'est
grippée et a déraillé ?). Tout ça pour ne pas rester trop isolé dans le concert
vaccinal européen. L'agence européenne du médicament doit se reprononcer
(elle l'avait pourtant fait avant, mais une confirmation ne fait jamais de mal).
Comment veux-tu que les gens qui ont des doutes sur le vaccin ne soient pas
renforcés dans leur conviction et leurs hésitations ? C'est une catastrophe.
Toujours la Bérézina.
Histoire de me consoler un peu (il faut bien se calmer les angoisses
autrement qu'en les noyant dans des flots de boissons fermentées), je me
suis penché sur cette épisode marquant de l'épopée napoléonienne,
curieusement cette bataille oubliée de la retraite de Russie est une victoire,
ambiguë certes, mais une victoire. En tout cas les russes l'ont considérée
comme un échec, pour eux ce n'est pas vraiment un succès, ils n'ont pas
réussi à anéantir la Grande Armée en l'acculant à la rivière, il y a eu du
limogeage dans leur commandement (je n'aurais pas dû employer ce mot, les
russes ne connaissent pas franchement Limoges, en tout cas pas ceux que
je connais, mais je n'en connais pas beaucoup à vrai dire, et puis l'expression
est largement postérieure, elle date de 1914). Et avec le recul, ce passage de
la Bérézina est bien considéré comme un succès militaire. Ça m'a un peu
réconcilié avec l'Histoire de France de le savoir, et donc remonté un peu le
moral. Du coup, je me mets à espérer que la Bérézina d'aujourd'hui ne soit
pas une catastrophe.
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