Cinquante ans plus tard, il m'est arrivé, presque par inadvertance, de
présider en quelques occasions un jury de baccalauréat : c'est un poste où il
n'y a rien à faire (ce qui me convenait fort bien), une de ces aberrations
administratives survivance d'un autre temps, il n'y avait rien à faire, mais je le
faisais avec sérieux, conviction et componction. Lors des épreuves orales, en
fonction des disciplines, il y avait parfois un peu de temps mort pour les
examinateurs avec lesquels j'ai donc eu le loisir de bavarder. Ça nous a
donné, entre autres, d'analyser les tenues de certaines candidates parfois un
peu trop élégantes pour l'occasion, un peu en discordance avec les
circonstances présentes, nos jugements étaient forcément empreints de
subjectivité, ce qui n'entachait pas une neutralité de bon aloi pour
l'établissement de la note. Mais que penser (et là j'en arrive à mon sujet du
jour) de jeunes filles à la vêture extravagante faite pour choquer autant que
pour provoquer (exciter serait trop fort), au décolleté un peu trop découvert,
voire affriolant (je n'insiste pas, ne voulant pas faire le Tartuffe), de jeunes
filles maquillées comme des voitures volées, chamarrées comme des icones
et qui devaient croire que cela apporterait un plus à l'estimation de leur
prestation parfois piètre. J'ai quelques rares et insuffisantes notions de
psychologie, par indulgence je veux bien croire que le maquillage trop soigné
est une protection, une défense, une cuirasse, un remède plus ou moins
efficace contre la timidité et le manque de confiance en soi, mais là on avait
plutôt affaire à un blindage, une armure. Il fallait tout le professionnalisme des
examinateurs que j'ai rencontrés (que je salue, et qui étaient tout sauf des
pères la pudeur) pour ne pas infliger de point de pénalité. Sans faire de
sexisme plus que nécessaire, j'avais noté que les garçons étaient en
moyenne beaucoup plus sobrement habillés, à l'inverse de ce qui se passe
chez les oiseaux, où c'est le mâle qui porte souvent les livrées les plus
chatoyantes.
Tout ça pour en arriver à l'expression malheureuse de notre valeureux
ministre de l'Éducation Nationale tombé, au hasard d'une question de
journaliste dans un piège dont personne ne peut se sortir indemne. Qu'est-ce
qu'une tenue correcte ? Qui décide ? Quels critères ? Quelle longueur ?
Quelle(s) couleur(s) ?
Il me souvient d'une époque lointaine certes, mais pas tant que ça tout
compte fait, où les dames n'entraient pas dans les églises jambes nues, ni en
pantalons d'ailleurs, où elles avaient toujours sous la main un fichu, un carré
d'étoffe, un châle, un foulard (osons le mot !) pour ne pas entrer nu-tête dans
un édifice religieux. A la même époque, les hommes se rangeaient à droite et
les femmes à gauche (dans le sens de la marche ? Mais maintenant le sens
de la marche a changé aussi !). Il y avait alors un bedeau, un sacristain, un
Suisse en grand uniforme, avec un bicorne et une hallebarde, une vraie
terreur pour l'enfant que j'étais (qu'est-ce que j'avais peur, je n'osais même
pas tousser !), qui veillait à une tenue et un comportement corrects. Je n'ai
jamais compris d'où il tenait ses consignes, il aurait pu les communiquer
gracieusement à notre ministre, je suis sûr que ça l'aurait aidé à tourner une
phrase moins creuse et moins équivoque.
Mais avait-il le choix, notre ministre pris de court ? « Tenue correcte »
fait désuet, ringard, ça ne passe plus, il suffisait à l'époque d'avoir une
cravate, ce n'est plus un critère, « tenue laïque » c'est tout de suite la guerre
de religion, « tenue décente » me paraît très connoté, ça fait un peu comme
si tu promenais à poil. « Tenue républicaine », c'est bien choisi, ça fait neutre.
Réflexion faite,c 'est mieux que de dire une bêtise, même si, au final, c'en est
une. Mais qui lui lancera la première pierre ?
La question est d'importance, on ne la réglera pas de sitôt : voyez, elle
soulève des problèmes de société non encore résolus : Le féminisme
exacerbé [et en ce moment il ne faut pas l'exacerber beaucoup pour le faire
monter au créneau] se jette dans la bagarre (les jeunes filles ont le droit
d'assumer leur féminité, d'aguicher sans être harcelées, les jeunes gens n'ont
qu'à bien se tenir, se contrôler), la laïcité a également son mot à dire (ce n'est
pas par hasard que j'ai évoqué le foulard tout à l'heure) et ce ne sont pas nos
élus tombés dans le panneau d'une provocation intelligemment menée (mais
provocation quand même il faut bien le dire) lors d'une commission d'enquête
de l'Assemblée Nationale qui oseront me contredire. L'éducation par l'école
va reprendre du poil de la bête (il y a du boulot : il faudra que les parents et
les enseignants se mettent d'accord sur le sujet : qui interdira quoi à qui ?). Il
y faudra de la sagesse, beaucoup, de la raison, beaucoup aussi, de la
tolérance énormément, de l'indulgence et du respect de l'autre. On ne
mesurera probablement plus la hauteur des jupes sous et au dessus des
genoux (c'était ridicule mais en son temps on l'a fait quand même sans
sourciller), on arrivera peut-être à un consensus mou, on arrivera à définir ce
qu'est une tenue républicaine ou apparentée, mais ça va encore prendre un
certain temps, la question est grave, certainement urgente, mais je pense
qu'on a d'autres chats à fouetter (c'est une expression, je n'ai pas de
sympathie particulière pour les chats, mais je n'irai pas jusqu'à les fouetter,
ou alors il faudrait qu'ils le méritent vraiment).
Et pendant ce temps-là, le virus continue à faire des siennes...
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