Je ne vais pas te la jouer nostalgie, avec des trémolos dans la voix, le
côté vieux kroumir « c'était mieux avant », non, non, je ne souviens vraiment
plus de ce que j'ai pu apprendre dans ce cours. Je lisais déjà beaucoup, tout
ce qui me tombait sous la main (c'était avant le livre de poche, qui m'a rendu
la lecture plus accessible), avec le dictionnaire à portée de main, c'est
comme ça que je m'explique que les leçons de vocabulaire à l'école ne
m'aient pas profondément marqué.
On y apprenait certainement des mots nouveaux. La période
intéressante que nous vivons actuellement fait brutalement ressurgir des
mots peu utilisés, les met en exergue, leur confère un petit côté « up to
date », plus « in », tu ne peux pas faire. Prends par exemple le mot
« cluster », en ce moment, il ne se passe pas une heure sans que tu ne
l'entendes, hier encore c'était un inconnu, réservé à quelques initiés (en
informatique notamment, et aussi en statistiques), ça désignait (et ça le fait
toujours) un groupe d'éléments ayant des caractéristiques communes, pas
étonnant donc qu'on s'en serve en épidémiologie. Quand j'ai entendu ce mot
surprenant, il est vrai, dans une phrase du langage courant, c'était lors de la
recherche du patient zéro dans l'Oise, je l'ai traduit en langage vernaculaire,
pour ma compagne, qui parle normalement, comme vous et moi, par « foyer
épidémique » qui dit exactement la même chose, et j'ai pensé que l'auteur,
avec cet anglicisme, voulait affirmer sa science mais surtout poéter plus haut
que son luth. Et puis non, maintenant, c'est moi qui suis ringard avec mon
foyer épidémique, désuet, voire obsolète. Depuis, je dis cluster comme tout le
monde, je hurle avec les loups, je ne veux pas passer pour un con (mais je
ne suis pas plus malin pour autant).
Paradigme aussi est un vocable très usité aujourd'hui, autrefois
méconnu et réservé à des initiés. La première fois que j'y ai été confronté,
c'est lors d'une conférence très sérieuse (ça existe) que l'orateur, un
chercheur, une grosse tête pensante au demeurant, a tout fait pour rendre
obscure (c'est mon drame intime, un complexe inoxydable de supériorité qui
me pousse à penser que si je n'ai pas compris, c'est que le conférencier n'est
pas clair). Ce devait être en 1975, à Lyon, c'est dire que ça m'a marqué. Par
la suite, j'ai revu la question, l'ai approfondie, ça m'a pris du temps, avec le
recul, je ne suis pas encore persuadé d'avoir tout compris, mais pour ce que
je peux en dire, schématiquement, c'est que changer de paradigme ça veut
dire tâcher de voir les choses autrement. Par exemple, un licencié
économique, si tu lui conseilles de changer de boulot, de changer de
branche, avec une formation le cas échéant, il te fait la gueule, tu lui dis de
changer de paradigme, il ne t'embête plus avant un moment. Et si, obstiné, il
revient récriminer, tu l'achèves avec de l'épistémologie et de la psycho-
sociologie. J'aurais pu prendre l'exemple d'un reconfiné mécontent, ç'aurait
encore plus parlant, mais je préfère éviter les sujets qui fâchent, peut-être ça
ne t'aurait pas fait rire. D'un autre côté, le licencié économique ça ne le fait
pas rire non plus, mais avec le lectorat de retraités auquel je propose ce
texte, je prends moins de risques.
Résilience, on n'entend plus que lui en ce moment, à la sauce Covid 19
pour évoquer notre aptitude à la résistance devant la pandémie, à
l'adaptation au confinement, il a fait un petit tour par Beyrouth anéantie pour
encourager les libanais à réagir (je l'ai entendu dans la bouche de mon
Président). Résilience, c'est réagir pour s'en sortir, plutôt que « faire avec »
comme on dit chez nous. C'est un mot d'origine anglo-saxonne, donc c'est
forcément mieux, ça fait snob, l'origine étrangère apporte un plus (sauf en ce
moment si c'est chinois!). Mais, ne va pas croire que je sois sans cœur, et
que je manque d'empathie envers les libanais, cette capacité de
rebondissement m'évoque plutôt, et je n'arrive pas à m'ôter cette image de la
tête, le trampoline, c'est une association d'idée malheureuse, mais qu'y puis-
je ? C'est ça, ou, ce qui n'est pas mieux, les kangourous du bush australien,
ou pire encore, les pois sauteurs mexicains. Et si on pense rebond élastique,
élastique nous ramène, en boucle, aux masques rares et à leurs élastiques
périmés...
Jauge. Ce n'est pas un mot nouveau, la jauge tout le monde sait ce
qu'est une jauge, c'est une tige pleine d'huile avec une poignée jaune que tu
essuies avec un chiffon après l'avoir retirée de ton moteur pour vérifier le
niveau (c'est un geste maintenant désuet depuis que ton ordinateur de bord
t'avertit du manque en plusieurs langues. Auparavant, tu avais un petit témoin
rouge qui s'allumait souvent un peu tardivement pour te signaler que tu avais
coulé une bielle, au cas où tu ne l'aurais pas entendu, une bielle coulée ça
cogne, pas longtemps, mais ça cogne). La jauge, c'est aussi l'indication du
niveau d'essence que le douanier scrupuleux examinait à l'aller (vers la
Belgique), dont il te donnait quittance avec un papier composté (1⁄4, 1⁄2, 3⁄4, F)
et qu'il vérifiait à ton retour pour s'assurer que tu n'avais pas fait le plein
illégalement en évitant les taxes nationales (heureuse époque !). Mais ce qui
est utilisé aujourd'hui, c'est l'autre acception du mot, la capacité du récipient,
au sens le plus large, ça marche pour une salle de spectacle ou un stade,
aussi pour un bateau, mais là, on ne compte plus en spectateurs, mais en
tonneaux, va-t'en comprendre la philosophie de la chose : pour les stades, il
y a des supporters qui font le plein (de bière) avant de rentrer dans l'enceinte,
vu que tu ne peux plus y introduire de projectiles. Si, si, il y en a qui le font,
de jeter des canettes pleines, parce que des vides, ça ne va pas loin : ce doit
être un véritable dilemme pour certains. De ce fait, on pourrait vite arriver, et il
faut s'en garder, à une confusion entre jauge du stade et capacité (en
tonneaux) du buveur de bière.
Reconquête républicaine. Je sens que tu vas me critiquer, au prétexte
que ce n'est pas un mot. Ce n'est pas un mot, mais c'est une expression au
goût du jour tellement significative de notre époque que je peux pas résister à
l'envie de l'insérer dans cette leçon de vocabulaire. Si tu la décortiques, tu
trouves républicaine, ça fait Liberté Égalité Fraternité, cocarde tricolore,
pourquoi pas un peu Marseillaise, et un peu cocorico aussi. Tu ne peux que
t'en réjouir. Conquête, tu penses à Bugeaud et sa casquette, ense et aratro,
tu penses à Lyautey, à Savorgnan de Brazza, cocorico aussi. Reconquête, tu
peux torturer les mots comme tu veux, en définitive ça veut dire que tu as
perdu tout ça. Autant pour conquête tu penses Austerlitz, Marengo, Iéna,
autant pour reconquête c'est la Bérésina ou Waterloo. Heureusement
Cambronne nous console un peu. Au total tu as beau l'édulcorer, employer
ton ton le plus sirupeux, quartier à reconquête républicaine, c'est une
expression pleine de pudeur (pour la situation actuelle) et d'optimisme (en
vue d'un objectif louable dans un avenir lointain) employée pour décrire des
endroits du territoire national où tu n'oses plus mettre les pieds même en
plein jour, et où nos forces de l'ordre n'essaient même plus d'incursions
furtives même musclées , mais, comme les dépeint si bien cette locution,
qu'on ne désespère pas de récupérer un jour, comme on l'a fait pour l'Alsace
et la Lorraine, c'est dire si on a encore un peu de temps devant nous.
Pandémie. Tu ne l'oublieras pas facilement celui-là, on t'en rebat les
oreilles. Une épidémie, tu sais ce que c'est, c'est quand il y a beaucoup de
cas de la maladie. Une pandémie, c'est quand il y en a beaucoup plus.
Désolé de ne pas être plus précis, même l'OMS ne s'y retrouve pas, tu ne
voudrais quand même pas que je fasse mieux que l'OMS. Vérifie, il y a des
définitions multiples à géométrie variable, en fonction du nombre de cas, de
la géographie. Tout ce que j'ai retenu, c'est qu'une pandémie, c'est plus grave
qu'une épidémie, mais quand tu es malade, pour ce qui te concerne
personnellement, c'est exactement la même chose, le pronostic est le même,
et le traitement quand il y en a un, c'est le même aussi, donc, il ne faut pas
avoir peur plus que de nécessité. Si c'est une pandémie plutôt qu'une
épidémie, on est simplement plus nombreux à être atteints (ce qui n'est de
toute façon pas une consolation, souvent quand tu es malade, il n'y a que ton
nombril qui t'intéresse, c'est une faiblesse humaine bien compréhensible).
Couvre-feu. Dans les temps médiévaux, c'était un gage de sécurité,
avec les maisons en bois, d'éteindre ou de couvrir les feux pour la nuit.
C'était une précaution bien acceptée, une recommandation judicieuse
respectée et généralisée. La période de l'Occupation lui a apporté une
connotation sinistre. Mais le terme est de plus en plus utilisé, il ne fait plus
peur, je pense même qu'il va supplanter le « confinement nocturne » que les
communicants modernes illuminés et inspirés nous ont concocté, mais qui
fait un peu guindé, un peu trop hexagonal, un peu trop sophistiqué.
En tout cas, je ne regrette pas cette époque riche de mots, sinon
nouveaux mais au moins remis au goût du jour, et j'enrichis ma collection de
pièces rares, de vrais bijoux, de vocables rarissimes, j'y trouve un bonheur
discret à débusquer la maladresse sémantique, à dénoncer parfois la
pédanterie, mais aussi la subtilité de la communication de nos gouvernants.
Et puisqu'il faut bien en terminer avec cette leçon de vocabulaire bien-pensante, je te rappelle la bienséance sinon la pruderie maladroite et
ridicule : on ne dit plus aveugle, on dit mal voyant, on ne dit plus sourd, mais
mal entendant. Dans le même ordre d'idées, je te propose, comme un pied
de nez, une pirouette de saltimbanque, une suggestion de remplacement
pour un mot jugé trop crû, trop connoté époque coloniale et esclavage
(toujours la communication omniprésente !). Il ne faut plus dire (comme le
chantait pourtant Barbara) un aigle noir, il faut dire un oiseau de couleur.
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