lundi 30 novembre 2020

Chronique de Charles : Oh la vache ! (elle s'appelait Fleurette)

Le cow-pox (en français la vaccine) est une maladie de la vache (comme son nom l'indique : en latin vacca la vache), assez rare d'ailleurs, qui touche aussi le cheval (pour le cheval, ce n'est pas tout à fait le même virus, c'est seulement un cousin). On les appelait l'un et l'autre (les deux cousins) virus filtrants, on ne les voyait pas au microscope optique, on savait qu'ils existaient, ils passaient au travers de filtres de céramique, pas comme les bactéries bien plus grosses, arrêtées par ces mêmes filtres censés purifier l'eau. Le fait était déjà connu que les ouvriers agricoles atteints par contage de ce cow-pox ne contractaient jamais la variole, maladie grave, souvent mortelle. C'est le mérite d'Edward Jenner d'avoir subodoré ce que l'on connaît depuis sous le nom d'immunité croisée, et expérimentalement inoculé le virus de la vaccine (qu'on ne voyait toujours pas, le microscope électronique n'apparaît que dans les années 1930), et vérifié que le sujet ainsi « vacciné » était protégé de la variole. 
C'était il y a longtemps (en 1796). Aujourd'hui, on voudrait faire la même chose, on se retrouverait directement en prison. Avec l'expérimentation, on ne rigole pas, avec l'expérimentation humaine encore moins. De nos jour, pour élaborer un vaccin, c'est tout une aventure à la fois scientifique et réglementaire. Je ne vais pas t'embêter avec la démarche purement administrative, à elle seule c'est tout un programme, quant au protocole scientifique, tu te doutes bien que je ne vais pas y passer des heures, ça me passe largement au dessus, ça devient vite une affaire d'hyper-spécialistes branchés. Aussi, quand au tout début de la pandémie, on a commencé à entendre dire qu'on ne s'en sortirait qu'avec un vaccin, j'ai compris qu'il allait falloir prendre son mal en patience, bref, que cette pandémie était aussi une endémie (l'un n'empêche pas l'autre, ce n'est jamais qu'une question de vocabulaire). Un vaccin sérieux, à mettre sur le marché, ça te prend généralement dix ans, au bas mot. Là, il y a apparemment urgence (mais, tout bien considéré, pour n'importe quelle maladie, il y a toujours urgence, il faut relativiser « il n'y a pas d'urgences, il n'y a que des gens pressés » dit-on), on se remue un peu plus vite que d'habitude, les délais administratifs sont raccourcis, les obstacles divers s'aplanissent, on trouve plus facilement des subsides, on hypothèque l'avenir dans les grandes largeurs, pour les chercheurs, c'est un peu comme l'Eldorado (pour les investisseurs aussi). 
Tout de même, on ne peut pas aller plus vite que la musique. Tu peux le retourner dans tous les sens, le problème, tu ne peux pas faire tourner les aiguilles de l'horloge plus vite : on a besoin de temps. Si tu veux connaître, en particulier, les effets à long terme de ton produit, il va falloir attendre un peu, aussi impatient que tu sois. Sinon, tu peux aussi bien raconter des histoires, mais ça ne fait pas sérieux (et encore, ça dépend à quel niveau de sérieux on se limite, dans le genre, il y a des spécimens intéressants, on en connaît). 
Il y a d'abord eu un vaccin russe, efficace paraît-il, inoculé sans problème, un vaccin de père de famille, Poutine nous l'a affirmé sans nuance, on ne le lui a pas acheté, c'est bizarre, on n'entend plus parler de rien. Il y a aussi un vaccin chinois, on n'entend parler de rien non plus, les chinois seraient encore plus discrets que les russes que ça ne m'étonnerait pas, ils ne sont des grands communicants que quand ça les arrange. Là-bas, on vaccine à tour de bras, paraît-il, le vaccin serait efficace, leur problème serait réglé, ils ne l'ont pas proposé à la vente, en tout cas pas officiellement, c'est bizarre, ils savent vendre habituellement, la bosse du commerce ils l'ont, la route de la soie n'est pas encore parfaitement balisée pour le vaccin il faut croire. Peut-être qu'ils préfèrent la jouer modeste, après tout, le virus, il vient de chez eux, ils sont un peu confus, ils ne sont pas prêts à se l'entendre reprocher (perdre la face, c'est la déchéance ultime pour un chinois, enfin, c'est ce qu'on colporte, je ne connais pas beaucoup de chinois, en dehors des restaurants, ceux avec des images coquines au fond du petit verre d'alcool de riz à la fin du repas, en même temps que la note, mais ceux-là, ils sont acclimatés et donc moins représentatifs, et puis on ne peut pas vraiment généraliser). 
Et puis, miracle, on a un vaccin, efficace, mieux que celui-là, on ne sait pas faire, et tout, et tout. Bref la panacée à portée de main, la fin prochaine des couvre-feux et autres confinements, la fin des masques, tu parles d'une aubaine. Européen par surcroît, avant Trump, ce qui ne gâte rien, le vieux continent fait mieux que les américains, c'est dire si on est contents. Enfin, européen, il faut le dire vite, allemand d'abord, et si on entre dans les détails, plutôt germano-turc et même franchement turc (c'est Erdogan qui va être content !).
Il y a encore loin de la coupe aux lèvres, mais on tient le bon bout. Ce n'est pas encore fait, loin de là, mais c'est faisable, c'est ça la vraie bonne nouvelle. D'abord, l'autorisation de mise sur le marché, mais pas pour tout de suite, les premiers essais sont encourageants, mais pas plus, tout reste à faire. Efficace à 90 % nous a-t-on dit, mais efficace pour combien de temps. Si tu n'es protégé que trois mois, tu n'es pas très avancé. Attendre, attendre encore. Il y a à l'heure actuelle de belles opérations financières en cours, avec ou sans initiés, même Trump n'était pas au courant, soit disant, il y a des préemptions en marche, des options d'achat (ça s'appelle aller chercher les œufs au cul des poules), la Bourse s'affole un peu, la première pierre de l'usine de fabrication n'est pas posée que des millions de doses sont déjà vendues,les verriers s'inquiètent, jamais ils ne sauront faire autant de flacons, on se dispute à quel pays les aura en premier, de toute façon, il va en falloir le double puisqu'il faut semble-t-il deux injections. C'est Byzance pour le labo. Et puis, il va aussi falloir prévoir des congélateurs un peu sérieux, puisque vaccin doit être, aux dernières informations, conservé à – 80 ° Celsius, ce n'est pas le frigo de mon pharmacien qui va suffire. Ça refroidit l'enthousiasme, hein ? 
Le truc n'est pas encore fabriqué que les prix en sont déjà fixés, ça sera cher pour les riches, bon marché pour les pauvres, ça part d'un bon sentiment, c'est tellement beau dans le principe d'une répartition équitable que j'en pleurerais, si je n'étais pas un peu méfiant, la magnanimité à ce niveau-là me laisse perplexe, je dois être un peu cynique. En même temps, ils n'ont pas le choix, si tu ne le files pas aux pauvres qui n'ont pas les moyens de se le payer, ils vont te recontaminer en boucle, ça va faire comme on dit en infectiologie, réservoir de virus. 
Est-ce que ça va régler tous nos problèmes ? Pas si sûr, les étapes sont encore longues avant la mise à disposition grand public. On est en train de discuter de qui sera prioritaire, et dans quel ordre. Les vieux et fragiles d'abord ? A moins qu'on ne les offre pour pas cher à des pays pauvres pour observer avec méfiance qu'il n'y a pas d'effet secondaire ? Franchement, ça fait penser à la distribution de potion magique dans le village d'Astérix le gaulois. 
Et puis il y a les autres vaccins, pas trop loin derrière, la compétition n'est pas terminée, est-ce qu'on va en acheter un peu aussi, ou est-ce qu'on va attendre que ça baisse, est-ce qu'on va continuer à acheter chat en poche (mais après tout, tu achètes bien ta maison ou ton appartement sur plan), est-ce qu'il y aura une date de péremption ? Autant d'incertitudes pour un avenir que les premières infos optimistes rendaient radieux, mais qui avec le recul paraît un peu plus lointain, loin sur l'horizon. On peut toujours penser à faire des stocks, quand on l'aura, mais pas tout de suite, et les ranger avec les stocks H1N1 qui n'ont pas servi, mais si on les gère aussi bien que les masques, autant les incinérer d'emblée, c'est ce qui sera le moins onéreux en fin de compte. Tant qu'à faire, il faut aussi prier le ciel qu'il ne mute pas (le virus), sinon on se retrouvera avec un stock sans grande valeur marchande. 
Et comme rien n'est simple en ce bas monde, il va encore falloir gérer l'opposition importante à la vaccination, cette vaccination-là en particulier, et toutes les autres en général. Il y a en effet une bonne partie (la moitié ?) de la population française hostile et réfractaire au geste vaccinal. Je ne suis pas sûr que la pandémie y change quelque chose. Pour peu qu'on décèle, à tort ou à raison, un effet secondaire du vaccin lors des phases d'essai (et l'infox n'a jamais si bien marché qu'en ce moment !), ça ne va pas se bousculer dans les files d'attente, et le produit risque de leur rester sur les bras (on n'aura qu'à le ranger, comme déjà dit, avec celui de la grippe H1N1. On a l'habitude désormais). 
Et dire qu'il y a déjà des gens pour se poser la question de savoir s'il faut le rendre obligatoire, alors qu'il n'existe pas encore ! Déjà pour les vaccinations obligatoires il y a des carences (des trous dans la raquette, pour ne pas éviter une expression à la mode), on ne voit pas pourquoi cette vaccination bénéficierait d'un passe-droit et serait mieux acceptée que les autres. Moi je pense honnêtement que si tu veux vacciner quelqu'un qui ne veut pas, il faut, en toute bonne logique, être sportif et courir au moins aussi vite que lui. 
Je ne vois qu'une solution, qui pourrait même être lucrative, l'interdire formellement à la vente, et le vendre en douce, sous le manteau, si c'est clandestin et interdit, il y en a qui vont se faire un plaisir de se targuer d'être vacciné, et ils n'en demanderont pas le remboursement à la sécurité sociale ni à leur mutuelle, ça sera tout bénéfice. Il paraîtrait même que c'est sensiblement le procédé qu'aurait utilisé Parmentier pour promouvoir la pomme de terre en France (sous toutes réserves, je n'ai pas vérifié l'authenticité de l'anecdote, les virus ça m'amuse encore un peu, les patates moins). 

Fleurette : En réalité, elle répondait, en version originale, au nom de Blossom, pas parce qu'elle parlait anglais, les vaches ne parlent pas, mais plutôt parce que son propriétaire était anglais. Fleurette, c'était la vache malade qui a contaminé la trayeuse (la trayeuse, ce n'était pas une machine, c'était la dame qui trayait Fleurette, dont on a prélevé le pus des pustules qu'on a inoculé au gamin, le fils du jardinier de Jenner, qui a servi de cobaye, mais non, pas de cochon d'Inde, sois un peu attentif !)

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