lundi 19 avril 2021

Chronique de Charles : Marche à la boussole. (en deux parties)

J'ai été boy-scout. Rien que de très banal me diras-tu, rien de vraiment méritoire, c'était une époque où les parents avaient le souci de ne pas laisser les jeunes « à ne rien faire », et il n'y avait pas de smartphones, de jeux vidéo ni de planches à roulettes pour se distraire (comment a-t-on pu survivre, je me le demande encore ?). C'était bien avant 68, l'opinion publique n'avait pas encore trop de préventions contre ce qu'elle allait désigner plus tard comme des mouvements para-militaires, on ne se sentait pas du tout comme une jeunesse manipulée. 
C'est ainsi que j'ai appris les rudiments de l'art de faire des nœuds (c'est très utile, mais il faut bien l'avouer seulement dans de très rares occasions, à part lacer mes chaussures, mais ça je savais déjà le faire avant, j'ai aussi appris avec bénéfice à nouer mon foulard d'uniforme avant de porter convenablement la cravate un peu plus tard), de monter correctement une tente, le modèle canadienne six places précisément (aujourd'hui tu as des modèles qui se déplient tout seuls, ce n'est que pour le remontage, pas évident du tout, que tu as du souci à te faire, c'est comme du kit de meuble Ikea, même avec la notice ça demande un apprentissage, ce n'est pas toujours franchement intuitif), d'organiser le rangement d'un sac à dos (dans la vie courante, ça ne t'est que moyennement utile, je te l'avoue), de trouver du bois sec et d'allumer un feu sous le vent et une pluie battante (maintenant tout ça te coûte une blinde dans des stages de survie en virtuel avec des vidéos explicites et des tutoriels pleins de schémas, le tout parrainé par un coach hors de prix), ce qui là encore ne m'a jamais été d'une grande utilité. Dans cette communauté, tu en apprenais les valeurs, les codes, tu apprenais le groupe, le respect des autres, le sens du collectif et du devoir, la discipline consentie, et la débrouillardise, bref, c'était l'école de la vie, rien que de très sain et très louable. Ce n'était certainement pas Sparte, ce n'était pas Capoue non plus (il y a eu des intellectuels filandreux pour en parler comme d'une secte, nos parents bien avisés ne se posaient pas tant de questions, aujourdhui, tu es obligé de recruter des éducateurs spécialisés et des médiateurs pour aller discuter avec les jeunes dans les banlieues, et tu es content quand ils ne les chassent pas à coup de batte de base-ball et de mortiers d'artifices, est-ce vraiment mieux ?). 
Entre autres notions, on apprenait à lire une carte, après l'avoir orientée, à s'y repérer et à se localiser, à la fois sur la carte et sur le terrain, à estimer l'heure au soleil, à tracer sa route aux étoiles après avoir identifié les constellations (ai-je besoin de te préciser que c'est surtout la nuit que c'est utile ?) et noté la disposition de la mousse sur le tronc des arbres, quand elle indique le nord, ce qu'elle fait le plus souvent, mais pas toujours. On apprenait par la même occasion à respecter et à observer la nature, l'indispensable furtivité du chasseur, le côté commando, aventurier, ça nous plaisait beaucoup aussi. Ce n'est pas par hasard si le mouvement instauré par Baden Powell nous plaisait tant. J'y ai appris aussi le morse en signaux lumineux de nuit (il y fallait un niveau de compétence et d'entraînement largement au dessus de mes moyens, combien de fois suis-je rentré au camp, seul, ayant raté les objectifs fixés par un message trop maladroitement déchiffré), le sémaphore (de jour évidemment parce que le sémaphore de nuit, c'est presque quasiment infaisable, en tout cas pas à ma portée), les moyens de communications n'étaient pas ce qu'ils sont devenus. 
Une de nos « manœuvres » habituelles, s'il faut parler comme des militaires, consistait, lors de nos jeux éducatifs en une marche dite « à la boussole » : on te fournissait dans un message plus ou moins codé, histoire de pimenter la chose, deux ou trois caps consécutifs précis et les distances correspondantes. Il suffisait de parcourir dans l'ordre les distances précises aux caps indiqués pour trouver le point de rendez-vous et les indications pour l'épreuve suivante. La technique est simple en apparence, une partie du groupe part devant dans la direction approximative indiquée par la boussole au cap demandé, en estimant au mieux, en comptant les pas, la distance parcourue (à plat, en terrain libre, c'est déjà sujet à imprécision, dès que c'est par monts et par vaux, « en cross country », ça devient plus délicat, les haies, les ronciers et autres bosquets accroissent la difficulté). L'autre partie du groupe restée sur place et assurant la visée affine par « signaux à bras » (sémaphore) la trajectoire des premiers (à droite, à gauche, facile si on se met d'accord préalablement sur la droite et la gauche : discuter de cet type de convention à 1000 ou 1500 mètres de distance avec l'alphabet du sémaphore est beaucoup plus lent que de vive voix, il vaut mieux le faire avant). Quand elle est consolidée (la trajectoire), le premier groupe marque sa position et reprend sa marche au cap demandé, tandis que le reste de la patrouille rejoint le point ainsi marqué. Tout cela n'est pas trop compliqué, mais demande une bonne coordination, et surtout une communication sans faille si on ne veut pas perdre de temps et s'épuiser en courses inutiles dans des terrains pas forcément hospitaliers (s'il y a un étang sur la trajectoire, par exemple, ça complique un peu si tu ne veux pas te mouiller). Inutile de dire que la moyenne kilométrique d'une telle progression est assez faible surtout si les obstacles sont nombreux : pour un petit cours d'eau, il te faut trouver un gué, un taillis impénétrable peut être contourné, mais il faut toujours assurer des repères visuels, tout cela entraînant forcément des retards et/ou des imprécisions. On était alors dans la fin des années cinquante, maintenant, avec le GPS sur ton smartphone et les cartes intégrées ça paraît ridicule, je peux t'assurer que ça ne l'était pas.
Cette journée-là, il ne fallait surtout pas rater l'objectif assigné, elle devait se terminer en apothéose en fin de soirée sur une cérémonie marquante pour des scouts, celle de la « promesse » de certains d'entre nous. Nous avions nos rations pour la journée, et les consignes cryptées évidemment pour cette longue randonnée. Débrouillardise, t'ai-je dit, dans notre patrouille (les scouts, ça se déplace en groupe de six, la patrouille, avec un chef et un second de patrouille, et un fanion signalétique : notre totem était le castor, nos couleurs l'orange avec un liséré bleu-violet), dans notre patrouille donc, on ne s'était pas posé trop de questions éthiques. C'était une compétition ouverte entre la vingtaine de patrouilles de ce camp d'été, tous les coups sauf explicitement défendus, étaient permis. On n'était pas tenus de dire qu'on disposait de cartes dites d'état-major acquises préalablement à ce camp de vacances en Auvergne. Petite séance de brainstorming pour le décodage des énigmes de départ, traduction en indications claires de distances et de caps, un peu de géométrie plane, quelques vecteurs à l'échelle tracés au crayon minutieusement sur la carte adéquate, ça tombait pile-poil sur les ruines d'un petit château médiéval, il y avait tout lieu de penser qu'on avait découvert l'objectif précis désigné pour servir de théâtre à la cérémonie programmée. 
Il ne restait plus qu'à rejoindre ce château (celui de Domeyrat, c'est une histoire vraie ! J'y suis retourné bien plus tard [un demi siècle !]. Les auvergnats ont soigneusement valorisé le site, tu ne sais plus y aller désormais qu'en payant), tranquillement par la route, quand je dis par la route, c'est pour dire par des chemins et sentiers tout à fait convenables et pour ainsi dire confortables, pas en tout-terrain pénible comme le prévoyait la marche à la boussole. Nous nous mîmes en route le cœur léger, en chantant, sans hâte excessive, on savait où on allait, sur les autres, on avait une longueur d'avance, qu'ils ne pourraient jamais rattraper (juste à se méfier un peu, voir la fable du lièvre et de la tortue). Le pique-nique à l'ombre, sans précipitation excessive, la petite sieste digestive et béate, toujours à l'ombre, la petite baignade rafraîchissante , et enfin la marche de l'après-midi, aux allures de promenade (qu'il a bien fallu faire sous le soleil d'août, il n'y a pas forcément de l'ombre partout) nous ont amenés au village, puis aux ruines du château. C'était vraiment une ruine, sur une petite élévation de terrain évidemment (les châteaux-forts, c'est rarement dans les creux, j'ai remarqué). On y a attendu un peu à l'écart, discrètement bien entendu, que nos grands chefs, les organisateurs de l'épreuve et de la soirée s'installent pour faire notre arrivée officielle bien dans l'axe attendu et revendiquer une victoire moins durement acquise que prévu. On était les premiers, ça ne rapportait au total pour la patrouille que l'incomparable prestige de monter les couleurs devant la troupe (le rituel du lever et la descente des couleurs matin et soir était un grand moment du camp. On était peut-être « embrigadés » aux dire de certains, mais on savait au moins ce que signifiaient le 11 novembre et le 8 mai, pour nous ce n'étaient pas que des jours fériés occasions de ponts). 
Ce fut une soirée inoubliable. Je ne parle pas de cette première place un peu douteuse (on était fiers d'avoir eu l'astuce, pas aussi certains qu'on voulait bien se l'avouer de la loyauté du procédé employé, on avait bien du mal à trancher en vérité entre débrouillardise et filouterie, je te l'ai déjà dit, on ne le savait pas encore, mais on apprenait la vie). Non, je parle de la cérémonie. Le décor à la hauteur, et pour cause (tu parles, des ruines séculaires à l'écart du monde civilisé, en tout cas à l'écart du village, tu peux te faire galoper l'imagination pour pas cher, Ivanhoé, les Templiers, les Chevaliers de la Table Ronde, tout ça pour le même prix), la soirée sans lune d'août striée d'étoiles filantes (août est propice paraît-il, et il y a des année comme ça, en tout cas, c'est ce qui se raconte), la parade des flambeaux alignés, la solennité orchestrée magistralement, c'était beau comme l'antique, tout ça pour expliquer l'émotion ressentie, et la trace indélébile dans ma mémoire de pré-adolescent. Et pourtant, comme une incongruité, une inconvenance intolérable, un anachronisme insupportable, l'odeur de pétrole lampant des torches, c'est vrai, j'aurais accepté les senteurs de résine, de bois brûlé, plus historiques, plus authentiques et plus naturelles, mais c'est comme ça, ma madeleine de Proust à moi, elle sent un peu (et même beaucoup) l'hydrocarbure. Que de nostalgie quand je fais le plein de ma bagnole, et dire que tout ça va s'effacer avec les voitures électriques. ... à suivre...

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