lundi 26 avril 2021

Chronique de Charles : Marche à la boussole (suite et fin).

Il fallait ensuite rentrer, pas bien loin, mais quand même, une quinzaine de kilomètres dans mon souvenir, tous étaient fatigués, nous un peu moins que les autres qui eux, avaient crapahuté. Le chemin du retour, en ligne droite, enfin aussi droite que faire se peut dans la région, notre patrouille un peu plus fringante que les autres (faut-il le rappeler ?) en avant de la colonne, juste derrière les chefs (pour la cérémonie rituelle toute l'équipe dirigeante avait été présente évidemment, les chefs, les grands chefs, les aumôniers, le Chef suprême [tout ça bien structuré, hiérarchisé, pyramidal, l'école de la vie je te répète]). Le poids de la journée se faisait sentir, on marchait en silence, chacun avait hâte de retrouver le campement, la tente, et sa couche aussi dure fût-elle (là, je te mets un subjonctif imparfait, si ça ne te plaît pas, tu te le mets en réserve pour une prochaine fois, et tu mets « soit-elle » à la place, ça reste un subjonctif, ça fait moins sophistiqué, mais le sens est le même approximativement, les puristes pourront bien ratiociner, mais c'est ma phrase, j'en fais ce que je veux). 
Tout à coup, un des chefs, devant, décide d'un raccourci. Nous, on avait du mal à entrevoir ce que pouvait bien être ce raccourci (on avait quand même passé un moment à se pencher sur la carte, je te le rappelle, mais on ne tenait pas vraiment à faire savoir qu'on disposait d'une carte). Le voilà qui quitte la route pour un sentier forestier, entraînant à sa suite l'état-major, et toute la troupe. Boussole à la main, bardé de certitudes, notre guide nous promet un retour plus rapide, il réussit à en convaincre les autres dirigeants. Plus haut, je t'ai décrit la marche à la boussole précise, technique, minutieuse, méticuleuse même, c'était en quelque sorte un exercice d'école, pour la vie courante et une navigation à l'estime sur terre, effectivement c'est plus simple (il n'y a pas à tenir compte des vents et des courants, mais je vais te la faire courte, j'aurais bien aimé être scout marin, mais ce n'était pas pratique ni même envisageable dans mon pays un peu loin de la mer, et pour être scout marin, il faut obligatoirement la mer), il te suffit le plus souvent de déterminer un cap, de le vérifier et éventuellement le corriger de temps en temps à la boussole, le repérage aux étoiles peut aider, mais par une nuit sans lune et sous le couvert des bois, il vaut mieux le faire un peu plus souvent, c'est plus sûr. Au pire, tu avances sur une trajectoire un peu courbe si tes imprécisions sont régulières et répétititives, un peu imprécise, rien de vraiment significatif par rapport à l'objectif. A chaque croisée de chemin forestier, de laie, notre cicerone imperturbable, toujours boussole en main (et lampe de poche dans l'autre, oui, parce que la boussole, elle avait une aiguille aimantée, c'est la moindre des choses pour une boussole, mais pas lumineuse, en tout cas pas celle-là), déterminait donc la bonne direction, suivi par toute la procession en file indienne. Au bout d'un long moment de ce manège, on tombe sur une route, dernière consultation de la boussole, le chef prend à droite, toute la troupe comme un seul homme lui emboîte le pas. 
On sent la fatigue, la marche dans l'obscurité à travers bois était pénible, sur la route, le pas est plus régulier, on ne bute plus, on n'irait pas jusqu'à chanter, mais presque (et puis c'est la nuit noire, la courtoisie impose de pas perturber le sommeil de l'autochtone éventuel). Ce ne peut plus être loin maintenant, le raccourci improbable et imprévu nous a peut-être abrégé l'épreuve, tout compte fait. Et puis là, d'un seul coup, une impression de déjà vu, on est déjà passés ici, oui, un peu plus loin je reconnais au bord de la route un bouquet d'arbres caractéristique, mais alors, c'était sur la route en direction du château, c'était cet après-midi, il n'y a pas si longtemps. Avertis discrètement, les équipiers confirment, on est en train de retourner en direction du château. Comment faire sans se trahir, sans se discréditer ? On a bien demandé au chef de vérifier sa boussole, on a montré les étoiles, visibles maintenant qu'on était sortis du bois, rien n'y a fait, il n'en démord pas (et puis titiller un chef n'est jamais bon, l'apprentissage de la vie je te dis, on n'insiste pas, qu'est-ce que ça va être quand il va se rendre compte qu'il a tort et surtout, pire, qu'on a relevé son erreur), en conséquence, et presque par intuition, sans concertation, notre patrouille se laisse reléguer discrètement en fin de colonne (c'est facile, la route est plus large que dans les sous-bois). On veut se faire oublier, être loin du désastre quand il éclatera. 
C'était écrit évidemment, et ça a finir par arriver, la silhouette des ruines s'est dessinée, il n'y avait plus de doute pour personne. La troupe s'est arrêtée, entre chefs, il y a eu quelques palabres, quelques explications un peu oiseuses et peu convaincantes. Indubitablement, la trajectoire avait été vraiment très courbe, on avait carrément tourné en rond dans les bois derrière une boussole folle : un porteur de sac-à-dos chargé de quelques gamelles devant le porteur de cette boussole a été mis en cause, les bidons n'étaient peut-être pas tous en alu, la lampe de poche (soit disant amagnétique) qui l'éclairait au moment de la consultation du cap a paru au moins partiellement responsable, peut-être aussi l'insuffisance technique du porteur de ladite boussole (très perfectionnée au demeurant, avec organes de visée repliables et tout et tout, une vraie boussole de chef, mais malheureusement pas lumineuse, je te l'ai déjà dit), mais là, ils se sont mis à en parler entre responsables, on n'était pas franchement conviés, et puis nous, on tenait vraiment à se faire oublier, on ne voulait surtout pas avoir l'air de donner des leçons d'orientation et de rappeler le fait qu'on s'était permis quelques remarques judicieuses (bien fondées au demeurant, et pour cause). Mais l'heure n'était plus aux discussions, il nous fallait encore nous farcir la quinzaine de kilomètres, et cette fois-ci absolument en totalité par la route, c'était plus sûr. Plus question de raccourci. On est rentrés vers les trois heures du matin, fatigués, toujours goguenards mais discrets. Nuit mémorable à coup sûr, un peu courte assurément. Le lever des couleurs (« notre lever des couleurs ») fut un peu plus somnolent qu'à l'accoutumée. 
Je ne sais plus à ce jour comment a été vendue la mèche quelques jours plus tard, il fallait de toute façon s'y attendre (je pense qu'on se retrouvait premiers trop souvent sur les épreuves comportant une marche à la boussole, ils se sont probablement mis à avoir des doutes, et ils n'étaient pas plus bêtes que nous, loin s'en faut (l'apprentissage de la vie je te dis, ce n'était pas à des vieux singes qu'on allait apprendre à faire des grimaces), le procédé a fini par être éventé, la patrouille des castors s'est retrouvée devant l'équivalent d'un véritable conseil de guerre (c'est au moins l'idée qu'on s'en faisait). On n'en menait pas large. On ne risquait quand même pas d'être fusillés, mais on était fort impressionnés (et c'était fait pour). Déjà, imagine la scène, tous ces chefs et hauts responsables (ils étaient plus nombreux que nous, nous n'étions que six), tous ces adultes en uniforme mais surtout en culotte courte (même les aumôniers, à une époque je te le rappelle, où les curés étaient plus souvent en soutane qu'en civil), pour quelques uns un peu ridicules il faut bien le dire, confondant parfois ventripotence et autorité naturelle, se comportant habituellement en chefs plutôt sympas, l'autorité certes, mais bienveillante, paternelle, et brutalement transmutés en parangons sévères, peut-être un peu vexés aussi, va savoir (solidarité d'état- major probablement), à qui tu expliques en toute innocence relative, la main sur le cœur, que tu es seulement débrouillard et pas tricheur éhonté, et puis quoi, quelle punition nous infliger, le lever des couleurs, on ne pouvait pas le faire en marche arrière, ni l'effacer. Je ne sais plus quel jugement de Salomon ils ont inventé, ça ne nous a en tout cas pas marqués outre mesure, je pense qu'on s'en est tirés les braies presque nettes, ou pour pas cher en définitive. 
Pourquoi je te raconte cette histoire cocasse ? Simplement parce qu'elle me revient en mémoire au regard de la situation actuelle. J'y trouve à coup sûr des analogies savoureuses : un chef qui sait sans aucun doute, je veux dire avec beaucoup de certitudes, entouré d'un aréopage de sachants judicieux mais souvent évasifs, mais qui tourne en rond dans le noir entre les obstacles, comme dans un sous-bois obscur, en se référant à des chiffres tantôt vrais, tantôt erronés, comme à des indications erratiques de boussole faussées par les artefacts, entre le nombre de lits de réanimation, d'hospitalisés, le nombre de morts sur lequel on n'arrive pas à se mettre d'accord, le nombre de vaccins, promis, commandés, livrés, en retard, le nombre de cas, le nombre de tests, le nombre d'injections, le nombre de centres de vaccination et la température des frigos (sans parler de la sacro- sainte incidence qui, par un exceptionnel et heureux concours de circonstances et plus simplement par définition est un taux, et donc qu'on n'est pas obligé de redéfinir à chaque fois qu'on en parle : le mec qui te parle de « taux d'incidence » donne peut-être l'impression de savoir de quoi il parle, mais c'est juste un vernis de culture , n'écoute ce qu'il dit qu'avec beaucoup de réserves et cherche confirmation auprès d'un épidémiologiste sérieux, ça existe). Et nous, suivant le chef, bon gré mal gré, pas trop certains qu'il ait raison (mais rien de mieux à proposer en fait). Remarque bien, le gendarme qui te contrôle sur le bord de la route te parle souvent aussi de ton taux d'alcoolémie, au lieu de parler tout simplement d'alcoolémie mais là tu peux avoir de l'indulgence, lui ne se targue pas d'être biologiste, et, en parlant d'indulgence, tu peux toujours lui demander la sienne.

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