Je m'explique : j'ai connu et vécu mai 1968, je ne l'ai pas fait exprès, ce
n'était pas de mon fait, j'étais là un peu comme par hasard (celui de la
naissance en fait), j'étais étudiant, j'ai participé, raisonnablement, posément
mais activement (façon de dire, il y avait grève) à ces événements
marquants, j'ai refait le monde, j'ai apporté ma contribution aux assemblées
générales étudiantes enfièvrées et sans fin, j'ai voté à répétition et en rafales
(j'ai même voté pour décider si on allait voter !), nuit et jour, bel exemple de
démocratie participative effrénée. Attention, ne va pas imaginer que j'étais sur
des barricades, à Lille, il n'y en a pas eu, je n'ai pas lancé de pavés sur les
CRS, pour provoquer l'autorité, je n'ai pas crié en cadence « CRS - SS !» (on
m'a raconté qu'une compagnie de ces représentants de l'ordre, pour
rétorquer avait scandé « Étudiants - diants - diants !» dans la même tonalité,
mais je ne peux absolument pas garantir la véracité de l'anecdote, c'est juste
du « ouï-dire »), je n'ai pas non plus eu l'occasion de pleurer dans les fumées
de gaz lacrymogènes, je ne dis pas que ça m'a manqué, non, mais j'ai au
moins compris qu'il y avait d'un côté des manifestants avec des
revendications et de l'autre des forces de l'ordre pour empêcher que ça
tourne mal, les choses étaient simples et claires, comme dans les westerns
de ma jeunesse, d'un côté les indiens, de l'autre les cowboys (quand on y
réfléchit bien, c'était quand même un peu trop simpliste). La vie se charge
vite de te faire comprendre que tout n'est pas aussi simple, jouer au
gendarme et au voleur est devenu un peu à la fois un exercice ambigu pour
esprits retors. C'était simple, c'est devenu surréaliste. Regarde bien ce qui se
passe aujourd'hui, c'est le vraiment le monde à l'envers : les manifestants,
c'est la police, qui fait le service d'ordre ? Et comment veux-tu y comprendre
quelquechose ?
Et pour compliquer un peu plus, alors qu'ils revendiquent et protestent
auprès de leur ministre de tutelle, ce dernier, par une habile manœuvre à
contrepied, originale autant qu'inédite, rejoint leurs rangs pour manifester
avec eux. Et tu voudrais que moi, je comprenne ? Je ne sais pas si c'est
voulu, si c'est prémédité, si c'est volontairement absurde, je n'arrive pas à me
représenter la facette machiavélique du procédé, est-ce que c'est une
manière de jouer un va-tout, de faire sauter la banque, une espèce de banco
désespéré ou froidement calculé ? Pas sûr que le geste ait été compris, en
tout cas pas par moi, je le jure, et je suis persuadé de ne pas être le seul. Je
parle du ministre, mais on pourrait en dire autant des personnalités politiques
qui se sont jointes à cette manifestation caractéristique de ce monde à
l'envers, qui amalgame confusément moment de recueillement en mémoire
d'un collègue froidement abattu (solidarité tout à fait louable dans le contexte
actuel, auquel on peut sans nul doute s'associer sans réserve),
revendications syndicales plus ou moins catégorielles (peut-être légitimes
sinon parfaitement compréhensibles), mais aussi, et c'est pour le moins
maladroit et criticable, velléïtés d'inflexions de la politique pénale (qu'on peut
aussi comprendre mais sans obligatoirement y souscrire). La police qui se
mêle de justice, c'est déjà un peu scabreux, ça dérape un peu, on n'est pas
loin du hors-jeu (mais je suis probablement fort (trop ?) sourcilleux sur le
sujet).
Et là dessus, les militaires veulent s'en mêler aussi, des généraux en
retraite il est vrai, qui ne commandent plus rien en définitive : ils parlent de
faire la police aussi, de rétablir l'ordre si besoin était. Remarque, les
gendarmes ce sont des militaires qui font aussi la police, et du maintien de
l'ordre, mais ils le faisaient déjà avant. Rien n'est simple. Et la police qui
réclame plus de justice ne se rend peut-être pas franchement compte qu'elle
met le doigt dans un engrenage pernicieux. Police et Justice sont les
fondements même de notre société, tu comprends que leur malaise, leur mal-
être soit aussi un peu le mien. C'est le monde à l'envers, je te dis.
Cette impression fuligineuse et opalescente, cette impression pénible
de devoir se tenir debout à grand'peine sur une surface mouvante et
caoutchouteuse, dans un nonsens permanent, je la retrouve avec la
réouverture partielle et sous conditions des restaurants et des cinémas. C'est
incontestablement une levée d'interdiction bienvenue, c'est l'ébauche d'un
espoir de retour à la vie normale, c'est aussi, en toute bonne logique, un
signe indirect d'une amélioration sanitaire. On en est très heureux, tous, mais
quand même pas de quoi pavoiser, si on se fiait à ce qu'on voit parfois sur
nos chaînes d'infos, on se croirait au 14 juillet, si on les écoutait, on
comparerait ça à la liesse du défilé de la libération de Paris sur les Champs
en 44. Tout ça pour quelques tables ouvertes en terrasse (pour ceux sur
lesquels il n'a pas plu), et pour quelques toiles (sans popcorn, tu te rends
compte de la misère qu'on nous fait vivre aujourd'hui, comment peut-on
réussir à apprécier un film sans avoir un seau de popcorn à la main ?). C'est
peut-être une question d'âge, l'affect s'émousse, en tout cas, j'ai du mal à
m'enthousiasmer pour cette liberté de retrouver des soldes de fringues et de
chaussures devenues, au fil des années, quasi-permanentes. Cette gaieté un
peu factice, comme surjouée, je peine à la comprendre. Toutes les
restrictions qui nous ont été imposées et qui pour quelques unes le sont
encore étaient et sont pénibles, mais pas au point de fêter leur abolition
comme si c'était Noël (dans un souci d'oecuménisme, tu peux préférer une
comparaison avec la fin du ramadan, la joie festive est la même, mais parler
d'islam ou même seulement l'évoquer en ce moment, on va éviter). Pas au
point non plus de transgresser les couvre-feu. Je veux bien que l'euphorie de
cette « libération » provoque quelques débordements, qu'on gagne un petit
quart d'heure par ci par là, qu'on grappille à droite à gauche une chaise pour
un septième convive, passe encore, mais en profiter pour lancer des
invitations pour des repas de réveillon suivis de soirées dansantes me paraît
un peu abusif, même avec l'indulgence qu'on peut et doit avoir pour la
jeunesse (si tant est que ce soient des jeunes qui soient les seuls
responsables de ces excès, il y a des gens plus mûrs qui sont capables de
tout aussi). On est passés trop rapidement des ténèbres à la lumière vive, les
variants ne nous font plus peur, oubliés les chiffres brésiliens et indiens !
Et, pour paraphraser, si on a gagné (pas si sûr encore) une bataille, on
n'a certainement pas gagné la guerre : les indicateurs évoluent dans le bon
sens, mais rien n'est encore solidement acquis. Le relâchement fort à la
mode et très prématuré ne doit pas nous faire oublier que nous dansons sur
une corde raide. Les hospitalisations et les réanimations ne crient plus au
secours, mais tout juste, les tensions vont certainement s'apaiser peu à peu,
mais les retards de soins ne seront comblés que très lentement, et à
condition de ne pas voir arriver une nouvelle flambée. On ne cocoricote plus
sur le chiffre des vaccinations, on s'inquiète moins des arrivages de doses,
mais même si les chiffres croissent régulièrement, seulement un tiers de la
population avec une dose, c'est encore largement insuffisant, l'immunité
collective n'est pas près d'être aussi efficace que voulue, le génie évolutif de
cette pandémie inquiète les plus optimistes, et tu voudrais que je sois
heureux de ce monde à l'envers ? Tu comprendras que je sois un peu
nostalgique et que je veuille à tout prix retrouver la vie d'avant.
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