lundi 10 mai 2021

La Chronique de Charles : Relâchement.

Les dernières heures vont être les plus difficiles à vivre. C'est comme un décollage de navette spatiale retardé par une météo défavorable, tout est prêt, il n'y a plus qu'à attendre, ce n'est quelquefois qu'une question d'heures, pas question en ce cas de devoir reprendre toute la procédure et donc tout le compte à rebours, c'est trop compliqué, non, il faut seulement attendre. Les cosmonautes n'ont qu'à prendre leur mal en patience, et à se retenir un peu de pisser, pas question de déboulonner tout le scaphandre pour une petite envie (remarque bien, tu disais cosmonautes quand ils étaient à l'est et décollaient de Baïkonour, et astronautes quand ils partaient de Cape Canaveral et du monde libre, maintenant ça se complique un peu, pas vraiment qu'ils soient devenus copains copains, mais ils ne se regardent plus en chiens de faïence, en Europe, c'est devenu spationaute, et pour les chinois c'est taïkonaute, mais personne ne dit ça. Ça reste compliqué quand ils décollent de chez les uns les autres, avec des nationalités variées ; c'était plus simple et plus clair avant, quand il n'y avait que des russes et des américains. N'empêche, le Thomas Pesquet, je ne sais pas comment le dénommer, tout sympathique qu'il soit). 
Tout ça pour en revenir au compte à rebours qui nous attend. L'Exécutif, dans sa grande sagesse, a savamment programmé une libération sous condition en plusieurs étapes, sous réserve que tout se passe bien partout, ce qui n'est peut-être pas gagné. On a eu droit à tous les commentaires, les frileux et les timorés qui prédisent qu'on va se casser la gueule, que la prochaine vague arrivera vite, qu'on n'aurait pas dû, qu'il est trop tôt, et les intrépides, les matamores qui estiment que ça ne va pas assez vite, qu'il est beaucoup trop tard, qu'il aurait fallu le faire avant. Concert de récriminations contre les aides gouvernementales qui étaient souvent jugées largement insuffisantes (j'ai quand même entendu des gens qui ne se plaignaient pas trop), amertume de quelques uns devant la difficulté qu'il va y avoir à rouvrir si ça n'est pas « plein pot » et plaintes car les aides vont évidemment progressivement cesser. On arrive à comprendre que le restaurateur qui ne dispose que de 30 places en terrasse ne puisse raisonnablement pas faire son beurre en tournant au ralenti avec 300 places intérieures inutilisables, et qu'il se pose des questions concernant la diminution progressive des allocations d'aide. C'est toute la problématique de ces aides remise en question : si tu ne travailles pas, tu n'es plus aidé, si tu travailles à perte, ce n'est pas jouable; ce n'est pas moi qui trancherais un tel dilemme, et je me garderai de formuler un avis catégorique, les situations sont tellement disparates, et puis l'Exécutif a promis du « cousu main », tu ne voudrais pas que je propose de faire mieux que lui. 
En tout cas, on sent bien que les gens sont « dans les starting blocks », aux ordres du starter, il y en a qui piaffent déjà d'impatience, le 3 mai, ça va faire comme un grand départ, remarque, il y en a beaucoup qui ne se sont pas beaucoup gênés, les contrôles étaient pratiquement inexistants, tu pouvais faire le hors-la-loi sans trop de risque de verbalisation, tu voyais des reportages télé en direct, où à sept heures et demie, des forces de l'ordre bon enfant exhortaient mollement des promeneurs nonchalants à rentrer chez eux, sans aucune velléité apparente de dégainer le carnet à souches. 
Brigitte un peu fébrile, à peine, pour sa part, prévoit dès les premiers moments de liberté autorisée d'aller voir la mer, c'est une idée comme une autre, je la comprends (à moitié il est vrai, quand je dis que je la comprends, je me vante, je ne comprends pas tout, elle garde pour moi une grande part de son mystère, je pense pour simplifier que c'est, pour elle, une façon de s'ouvrir des horizons lointains, sans limites, 10 km c'était un peu court je te le concède, on ira, si l'ivresse des grandes distances ne nous perturbe pas trop, jusqu’à Malo-les-Bains, 90 km en frôlant la Belgique quelle aventure ! en respectant le couvre-feu que beaucoup oublient déjà, mais qui va se rappeler à nous pour un petit moment encore, comme le port du masque. On ne cherchera pas vainement les terrasses, non encore autorisées pour le moment, on cherchera seulement à trouver un coin propice ne serait-ce que pour satisfaire des besoins physiologiques essentiels, pourvu que sur la digue de Malo les chalets de nécessité soient accessibles. Oui, parce que les horizons lointains et sans limites, on en rêve intensément, c'est joli dans ton imaginaire, mais quand tu es tenaillé par une envie irrépressible, ça te dégoûterait de l'air iodé du large et de la mer aussi bien à marée haute qu'à marée basse. 
Les réservations TGV sont pleines, les hôtels et autres séjours se frottent les mains (avant que tu ne me le fasses remarquer, c'est une image, les hôtels n'ont pas de mains, les autres séjours non plus, c'est juste une façon de dire que les hôteliers refont tout doucement le plein de réservations et retrouvent une bonne humeur qui leur a fait défaut un moment, à ce que je sache ils n'étaient pas franchement fermés et donc n'ont pas trop eu droit aux aides, pour eux c'était vraiment une morte saison qui a duré). On est partis pour un tourisme bleu-blanc-rouge, sans contrainte, sans ombre de la menace de tests à l'aller et au retour (sauf territorialisation particulière comme l'île de Beauté qui aime bien toujours être un peu à part, et mieux que les autres, tant qu'à faire, mais que j'aime bien quand même, je dis ça histoire de ne pas chatouiller des susceptibilités exacerbées et de ne pas me voir gratifier de cadeaux détonants et ombrageux genre bouteille de Butagaz et sac d'ammonitrate). 
Les fêtes clandestines et autres rassemblements et regroupements joyeux n'ont pas attendu pour se remettre en route, la maréchaussée désabusée n'a pas la mesquinerie de croire qu'avant l'heure ce n'est pas l'heure, le couvre-feu qui doit bientôt reculer en profite pour prendre des libertés avec la pendule, tu ne vas pas chipoter pour dix minutes ou une heure qui vont qui viennent, il y a du relâchement dans l'air, on le sent bien, moi qui suis un vieux grincheux, je me demande seulement si c'est une bonne chose, à l'heure actuelle, indubitablement le feu court encore sous la cendre comme on dit (des images comme celle-là, je peux t'en filer d'autres, comme de dire qu'on danse sur un volcan par exemple, si tu veux rester branché pyromane), je crains fort que cela ne nous retombe dessus (mais c'est normal, je suis vieux, grincheux, et craintif [et un peu con aussi, j'adoucis mon propos, quand j'écris un peu, c'est par pure modestie]). 
Ce relâchement patent que nous ressentons tous, je m'en suis vu victime hier encore, à mon corps défendant, vraiment sans aucune préméditation je le jure : je suis habituellement tout à fait respectueux des règles que la situation nous impose, ou plus précisément que le gouvernement nous impose au regard de la situation, pourtant je ne suis pas vraiment du genre fayot, parfois même au contraire un peu frondeur, mais sans plus, j'essaie d'être un citoyen convenable, je vais régulièrement voter (même désabusé), je me suis fait vacciner non pas par peur de la maladie, mais par pure convention sociale, pour participer à l'immunité collective, de la même façon que je trouve normal de payer des impôts (trop, en y réfléchissant bien, mais là c'est un autre débat), je respecte les gestes barrières et porte mon masque même en plein vent (quelque fois le nez dépasse un peu). Hier, j'ai retrouvé pour de vrai, en présentiel pour employer un mot au goût du jour, en chair et en os pour le dire à l'ancienne, j'ai retrouvé dans la vraie vie des amis pas revus depuis avant la pandémie. On était peu nombreux, la baie vitrée de la véranda est restée ouverte en permanence, la météo le permettait, on s'est salués d'un signe de tête au lieu de s'étreindre comme on le faisait avant, dans la vie d'avant, c'est seulement une habitude à prendre, c'était bon de se retrouver, on avait tellement de choses à se dire, le téléphone, les mails, Zoom ou Whatsapp, ce n'est pas la même chose, on a rapidement posé le masque, on a partagé le repas à des distances impressionnantes les uns des autres, il fallait presque crier pour se parler (là, j'exagère un peu, mais c'est juste pour dire qu'il y avait vraiment de la distance), malgré cela l'ambiance y était, on avait surtout envie de communiquer, on a retrouvé, j'essaie de ne pas être grandiloquent sur ce coup-là, une espèce de communion, on a partagé longuement un repas (si je te dis que c'était un couscous, tu va me dire que communier avec un couscous c'est provocateur par les temps qui courent, n'empêche que c'était un agréable et grand moment). L'instant était suspendu, un peu magique, le soleil était de la partie, l'heure d'été qui vient de changer nous a trompés, on n'a pas vu passer le temps, on n'a pas vu passer les heures, c'est simple, on a oublié le couvre-feu. Vraiment sans mauvaise intention, on a oublié cette contrainte qui ne nous gêne pas beaucoup habituellement, à laquelle on s'est habitués sans trop de difficulté (et pour cause, retraités, affranchis des contraintes des accompagnements scolaires et des déplacement liés au travail, on se sent facilement « hors du temps »). Là, on était franchement délinquants, tu ne cherches même pas à trouver une case sur l'attestation dérogatoire, tu n'as plus qu'à compter sur la rareté des contrôles, on est rentrés en espérant éviter la pénalité financière de 2 x 135 euros. Elle aurait été méritée, elle n'aurait que modérément assombri le souvenir de ce bon moment. Une bonne étoile nous l'a épargnée (ouf !), mais cet instant d'égarement nous a permis de mesurer à quel point de relâchement nous en étions. Apparemment, le trafic routier était loin d'être négligeable, le couvre- feu n'empêche pas grand monde de circuler (mais je n'ai pas vraiment de point de comparaison, habituellement je ne sors pas, comme déjà dit, après le couvre-feu). Il y a incontestablement du relâchement dans l'air, mais tu l'as compris, à tous ces délinquant supposés, ce n'est pas moi qui vais leur lancer la première pierre...

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