samedi 15 août 2020

Chronique de Charles d'il y a qqs semaines : L'air du temps

J'ai beaucoup fréquenté les blocs opératoires. Au départ, la période d'apprentissage est intimidante, tu as peur de faire la faute d'asepsie qui te vaudra la remontrance courroucée de l'un ou de l'autre, ou même carrément le pied au cul, tu n'oses même pas t'approcher du champ opératoire, c'est bien simple, tu n'oses même pas respirer. Et puis, les gestes deviennent machinaux, toujours posés, réfléchis, au ralenti, pas de geste spontané, tu t'habilles ou tu te fais habiller, mains en l'air, selon le protocole, surchaussures, charlotte, capot, masque lacé dans le dos, toujours lentement, ne rien toucher, pose des champs, une routine bien rodée, pas question de se gratter le nez, de se passer le dos de la main sur le front, on s'y habitue vite tout compte fait, ça devient une seconde nature. 
Eh bien, j'ai retrouvé cette ambiance en arrivant au garage. On avait pris rendez-vous pour changer la batterie suite au gag de samedi dernier, à une heure précise. On nous a accueillis au portail, ouvert rien que pour nous, et refermé dans notre dos. Les consignes, sont de laisser le coffre et les portes ouvertes en grand, vitres baissées, la clé de contact introduite dans une enveloppe, le dossier des opérations établi dans un cagibi de plexiglas. 
Ah, j'ai quand même vu une entorse au protocole, le réceptionniste en combinaison, masque et visière avait oublié de nous demander le kilométrage, il est allé le lire lui même, alors que la voiture n'était pas encore (dératisée) stérilisée, et il a vérifié en ouvrant la boîte à gants que l'écrou antivol s'y trouvait bien. Je ne le lui ai pas fait remarquer, épaté de l'importance des mesures mises en place, logiques au demeurant, et soucieux de ne pas le vexer, le froisser. Et puis je sentais bien que je l'agaçais, à plus de trois mètres de lui pourtant, mais sans masque, et même que je lui faisais peur. Tout ça me paraît un peu excessif, ça ressemblait aux préparatifs d'une transplantation d'organe, simplement pour changer une tête de delco (le delco, c'est un machin je ne sais même pas à quoi ça sert, plein de fils électriques, que si tu en enlèves un, le moteur ne démarre plus, c'est bien pour faire le coup de la panne à la petite minette que tu as emmenée dans les bois, mais que si te trompes de fil en remontant, tu as une vraie panne, et ça gâche, qu'elle ait voulu ou pas, le restant de l'après midi. Je l'ai appris de mon oncle garagiste, le delco je veux dire, pas d'amener des filles dans les bois!) 
C'est vrai que ce ne sera plus le monde d'avant, l'époque où après avoir mis une protection sur le siège et le volant, il embarquait impétueusement mon véhicule, sans souci pour sa santé. Aujourd'hui, il était content de bosser (je pense), mais il l'était encore plus que je m'éloigne de lui, pestiféré comme je le suis, et surtout comme il le pressent. 
Ce ne sera plus le monde d'hier, c'est sûr, ça va laisser des traces, mais si on y réfléchit bien, ce sera bien un peu comme le monde d'avant hier. Je me souviens, dans ma jeunesse, des guichets équipés d'hygiaphones dans tous les lieux recevant du public, la poste, les gares, les banques. J'ai même le souvenir d'un dispositif similaire qui équipait les conducteurs d'autobus au temps ils vendaient les tickets depuis leur siège. A la même époque, on pesait le pain, et la boulangère faisait l'appoint par une tartine plus ou moins épaisse pour faire le poids réglementaire, et prenait des précautions de sioux pour prendre la monnaie et la rendre avec un petit appareil qui crachait les pièces dans une sébile (l'argent passé de mains en mains était sale m'avait expliqué ma mère à qui j'avais demandé la raison de ces façons de faire). On se lavait fréquemment les mains, pourtant le savon était rare et précieux. On ne touchait pas les fruits et les légumes au marché, c'était le marchand qui vous servait, et qui se gendarmait si quelqu'un le faisait. J'ai le souvenir de rentrée des classes, où on recouvrait les livres qui nous avaient été confiés (quelqu'un sait il encore recouvrir des livres, est-ce que ça se fait encore?), mais surtout où on les étuvait au four pour les stériliser. 
Mais ça, c'était avant, vraiment avant. Il y avait eu la guerre avec son cortège de maladies, il y avait la tuberculose qui faisait des ravages, il y a eu une épidémie un peu sévère de grippe pendant l'hiver 45-46, une autre un peu plus sévère en 1956, les précautions se maintenaient (elles ne s'appelaient pas gestes barrières, mais c'en était, on n'a rien inventé). 
Les infections ont fait moins peur (c'est la faute, ou grâce aux antibiotiques!), la tuberculose a régressé (il y a un traitement), les mœurs évoluent, les rassemblements, concerts, festivals, matches, spectacles c'est toujours plus, plus nombreux, plus serrés, dans des salles ou des stades de plus en plus grands. On se serre la main en toute occasion, encore récemment à chaque rencontre c'était la grande fricassée de museaux à tout va. Aujourd'hui, on est guéris pour un moment de ces contacts trop appuyés. Les petits enfants n'osent plus embrasser leurs grands parents, pour les protéger, on va se saluer à la japonaise, ou à l'indienne, ou à la chinoise, ou en clignant de l'œil, ou autrement, peut importe, on retrouvera peu à peu la convivialité, mais ça va quand même prendre un moment. Ainsi va la vie, comme un balancier, une année après l'autre.

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