Je ne sais pas si on peut à proprement parler évoquer l'incompatibilité d'humeur, mais il faut bien reconnaître que cette période exceptionnelle de confinement devient vite révélatrice d'un mode de fonctionnement du couple dans sa réalité crue, loin de l'ambiance feutrée d'une existence habituelle.
Elle, dès le réveil, elle se programme pour la journée, et s'inquiète déjà de ce qu'elle ne va pas pouvoir faire faute de temps. Ça ne me dérangerait pas vraiment si elle ne se posait pas la question pour ce qui me concerne. Qu'elle se pose la question passe encore, mais là où ça devient difficile, c'est quand elle me la pose, à moi, directement. J'ai beau lui répondre que je n'ai rien prévu, attention, je précise, ce n'est pas que je n'ai rien prévu, nuance, je suis habituellement plutôt prévoyant, c'est plus exactement que j'ai prévu de ne rien faire, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. La notion est subtile et ne lui échappe pas, c'est plutôt le concept qui lui est incompréhensible : qu'on puisse prévoir de ne rien faire lui est inconcevable. J'ai beau lui expliquer mon point de vue, il lui paraît invraisemblable.
Pourtant, ne rien faire, ce n'est pas comme elle le pense, de l'oisiveté, mère à ce qu'il paraît de tous les vices, c'est la porte ouverte à toutes les possibilités (pourvu qu'elles ne soient pas fatigantes, je répudie toute possibilité exigeant un peu d'effort). Je ne voudrais pas paraître prétentieux, ne rien faire pourrait même être considéré comme une philosophie, un principe de vie, une ascèse c'est à dire une discipline volontaire du corps et de l'esprit cherchant à tendre vers une perfection.
Ne rien faire à la perfection a été et est toujours un de mes objectifs. J'y ai toujours travaillé avec un zèle louable, rien ne m'a découragé, j'ai rencontré des tas de gens qui ont tenté de briser cette vocation, j'ai tenu bon, j'ai une longue pratique, et j'ai maintenant la récompense de tant d'acharnement. L'âge venu, fort de cette expérience de toute une vie, j'arrive à ne rien faire pratiquement sans élan. Je travaille (façon de dire) sur un acquis de longue date, je n'ai plus besoin d'entraînement et néglige même les échauffements et assouplissements. Je n'en tire pas gloire, je n'y ai aucun mérite, je suis né comme ça, c'est un don, une bénédiction du ciel en quelque sorte. Je ne comprends pas d'où ça vient : mes parents étaient normaux (vous me faites dire des bêtises, mes parents étaient extraordinaires, ils étaient courageux, comme tous dans la famille), ils n'étaient pas le moins du monde enclins à la paresse. Je suis l'aîné d'une nombreuse fratrie, les puînés n'ont pas suivi mon exemple. Ça doit faire partie des petits accidents de la génétique. En tout cas ça ne s'est pas transmis, j'ai des enfants qui eux non plus ne supportent pas l'inactivité. On pourrait considérer que c'est une prédisposition naturelle, un peu à l'instar de ces coureurs kényans que leur morphotype oriente vers la course de fond. Je n'ai même pas besoin, à la différence de nombreux athlètes, d'une période de concentration préalable, de préparation mentale, je peux enclencher une période d'inactivité de façon pratiquement instantanée, et j'arrive très vite à un haut degré de performance, que je peux maintenir en plateau fort longtemps.
J'ai eu, à un moment de ma vie, une période de doute (je ne veux pas me comparer aux grands mystiques, mais oui, j'ai eu des doutes). J'ai pensé que ça pouvait être pathologique, et donc que ça pouvait peut-être se soigner (bien que je n'en aie jamais éprouvé la nécessité). La psychiatrie m'a rassuré. Ce n'était pas de l'apathie, pas non plus de l'aboulie. Non, non, le diagnostic différentiel est péremptoire : ce n'est pas de l'absence de volonté, c'est à l'inverse une volonté féroce de ne rien faire, poussée à un paroxysme.
Mais un don, ça se cultive (sinon, comme chantait Brassens, c'est une sale manie). J'évite donc précautionneusement, au titre de la prévention, toute zone où se manifeste une activité fébrile. Mon odorat particulièrement développé repère le moindre effluve de transpiration, la moindre odeur de sueur trahissant une activité musculaire. L'agitation m'est insupportable, je m'en éloigne rapidement, je crains toujours que ça ne soit contagieux, et le bruit généré par le travail en général m'indispose. Par exemple, observer un chantier où s'affairent à des travaux difficiles et pénibles des gens en combinaison, casqués, des ateliers où l'on meule, où l'on soude, me conduit au bord du malaise. J'ai dernièrement visité une usine où rien que de regarder travailler des machines m'a donné la nausée.
D'aucuns pourraient penser qu'à ne rien faire, on risque de s'ennuyer. Non, j'arrive à passer le temps sans impatience, avec des activités peu énergivores. Je sais regarder pousser mes ongles, je sais observer la course du soleil (pas le soleil en face, non, l'évolution d'une ombre portée comme celle d'un cadran solaire), je sais aussi régler le balancier d'une horloge, ça peut prendre un certain temps si on veut être méticuleux. A ne rien faire, j'éprouve parfois une espèce de jouissance voluptueuse, une ivresse légère, une euphorie que d'autres avant moi ont bien compris, et chanté (Ah ! Qu'il est doux de ne rien faire quand tout s'agite autour de nous !)Alors vous comprenez bien que quand elle me demande le matin, alors que je suis à peine réveillé, ce que je vais faire de ma journée, et que je lui rétorque « rien, mais avec intensité, avec conviction ! » notre relation de couple passe par une phase de distorsion préjudiciable. J'exècre ce confinement qui la met dans des états pareils !
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