mardi 9 juin 2020

Empathie (La Chronique de Charles)

Samedi dernier, c'était mon anniversaire. Ça n'aurait qu'un intérêt anecdotique si ce n'est que ce fut le point de départ d'événements en cascade : on n'échappe pas à son destin ! En temps normal, une soirée restaurant sympathique aurait marqué le coup, pas la réunion famille et amis de cinquante personnes comme pour une décade, non, le genre souper intime, lumière tamisée (c'est plus flatteur pour tout le monde à nos âges, on y gagne en romantisme ce qu'on perd en intensité lumineuse). Mais aujourd'hui, avec le confinement, intimité stricte, pas forcément austère, mais pas la liesse non plus, on se prévoit un petit dîner aux chandelles, ça peut être un moment charmant. D'habitude les courses, c'est vendredi, mais le 1er mai tout est fermé, donc samedi.

On ira de bonne heure, histoire d'éviter la foule, et puis, s'ils n'ont pas d'huîtres à Grand Frais (ils n'en ont jamais beaucoup, quand il y en a), il nous restera la possibilité de faire la queue à Carrefour, c'est à côté. Les huîtres, j'aime bien, pour moi, depuis l'enfance et le réveillon du nouvel an, c'est toujours un peu la fête, le foie gras, c'est un peu la même chose, je suis resté un grand enfant (dans la tête, pour la pointure, c'est du 44). Bref, pour les courses, soucieux de plaire, j'avais même emporté un masque (ce n'est pas que j'y croie beaucoup, mais on rencontre dans les magasins des gens masqués (quelquefois très mal) qui vous jettent des regards noirs, des yeux revolvers, le langage des yeux j'y crois, je ne comprends pas tout mais j'y crois, j'en vois qui me cloueraient volontiers sur une porte de grange comme une vieille chouette parce que je ne porte pas de masque. Concession blasée à cette foule qui sait mieux que moi, je porte donc le masque, vite humidifié par mes conversations téléphoniques (c'est mon anniversaire, les souhaits arrivent de toute la famille, je ne me plains pas, au moment où je suis dans les allées du magasin). Il y a des huîtres. Caddy plein, passage en caisse devant le plexiglas, je range le tout dans l'auto de Brigitte (nous faisons les courses ensemble, mais avec deux autos, car je passe rapidement relever mon courrier au passage avant de la rejoindre), pendant qu'elle passe chez le boulanger. 

Tout va bien sauf que non, tout ne va pas bien, son auto refuse de démarrer, panne de batterie, ce n'est pas le bon moment (si on y réfléchit un tantisoit peu, il n'y a jamais de bon moment pour une panne, si elle se laissait faire la panne, elle n'aurait même pas l'occasion d'exister, elle doit se sentir mal aimée, ça explique pourquoi elle s'impose inopinément, cavalièrement même sans agrément de notre part). Bon, en réfléchissant, c'est moins grave que si c'était pire, Brigitte un peu énervée, stressée d'abandonner sa voiture sur le parking, je range les courses dans mon auto, on rentre, on réfléchit, je passe chez moi, et vérifie que je n'ai plus de câble de démarrage, perdu ou cédé au fil de mes déménagements. 

Téléphone à un dépanneur, c'est samedi, il est débordé, rendez-vous sur le parking à 12 h 30. Je me refais une ADD, ou plutôt, je griffonne rapidement « dépannage » sur celle du matin (je n'en refais pas une, ne sachant pas quelle case il faudrait cocher, trop excédé pour m'arrêter à de tels détails). Nous repartons tous deux vers le magasin et l'auto en panne. Le camion de dépannage est presque à l'heure, le dépannage est rapide, laisser tourner le moteur, ça va recharger, facture, chèque (il n'a pas la machine à carte). Brigitte est un peu à cran, elle file comme le vent, je peine à la rattraper, non, je n'y crois pas, je n'ai encore jamais vu un contrôle depuis le début du confinement (il est vrai que je ne sors pas beaucoup), mais là, c'en est un ! Ils sont nombreux, police municipale police nationale, c'est un samedi début de mois, le trafic est important, normal qu'il y en ait, des contrôles. Ça traîne pour deux voitures avant Brigitte, il y a quelque chose qui ne va qu'à moitié, il faut dire qu'entre les masques du policier et du conducteur, les gants du policier, le papier d'autorisation derrière le pare-brise, la carte d'identité, les papiers de l'auto, ça peut prendre un certain temps. Pourvu qu'ils ne prennent qu'un véhicule au hasard, ils font souvent ça, avec mon attestation surchargée, s'ils sont tatillons, je vais me prendre un prune vite fait, la bonne foi, ce n'est pas toujours suffisant... 

Non, ils sont nombreux, il y en a pour tout le monde, c'est le tour de Brigitte. Elle sort son téléphone, mais pour ce que j'en sais, son attestation est datée de 8 h 45, et là maintenant, il est 13 h 30. C'est beaucoup pour des courses, en plus son coffre est vide, comment prouver qu'elle a fait les courses. Difficulté de lecture du scanner sur son téléphone, ça parlemente beaucoup. C'est un grand type, bien baraqué, il serait impressionnant habillé normalement, mais là, avec l'uniforme qui lui va bien (tu crois que c'est du sur mesure ? Il y en a qui sont habillés comme des sacs, ce n'est pas son cas), avec le ceinturon, la matraque, la bombe lacrymogène, le pistolet et les menottes, c'est la loi incarnée avec une belle prestance. 

Brigitte, de là ou je suis, je la vois à peine, sa tête à peine visible cachée par l'appuie-tête. Elle parle, posément, je ne sais pas ce qu'elle dit, mais ça porte. Je ne suis pas expert en langage corporel, mais je vois que ce parangon de l'autorité qui cherchait à l'intimider est en rapidement sur la défensive, en échec. C'est vrai qu'elle était institutrice, dans les petites classes, certes (probablement pas les plus faciles), avec un paquet d'années de métier, elle devait être gentille mais ferme, fifty-fifty, peut-être même un peu plus ferme que gentille, enfin, c'est ce que je pense, je ne l'ai rencontrée qu'après sa retraite, n'empêche qu'au hasard des rencontres que nous avons pu faire à Neuville, ses anciens élèves maintenant au moins quadragénaires la saluent gentiment, respectueusement, et avec l'attendrissement de la nostalgie, mais aussi avec encore un peu de la crainte de l'élève dissipé réprimandé. Sévère mais juste, elle devait être. 

En tout cas, l'autorité change de camp, le glorieux matamore a les épaules qui tombent, il regarde le ciel, jette un coup d'œil comme pour obtenir sinon l'aide, au moins l'assentiment de ses collègues. Je ne sais pas ce qu'elle lui dit, mais c'est sûr, elle n'est pas dans la tendresse, un moment je me dis qu'il va l'embarquer (comment je fais moi, si je dois ramener deux autos, dont une dont il ne faut pas arrêter le moteur, elle risque de ne pas redémarrer ?) Mais il n'en est pas là, il s'effondre littéralement, ça fait comme une baudruche qui se dégonfle, il y a des sanglots dans sa respiration. Je n'ai jamais vu de corrida, en vrai je veux dire, juste quelques images à la télé, je comprends qu'il y en ait que ça fascine, ce n'est pas mon truc, cette liturgie qui codifie le duel du monstre (un taureau de combat, ça peut faire plus d'une tonne) et de l'homme (un toréro tout mouillé bien mince, souple et agile en habit de lumière 60 kg). Je n'ai jamais vu de corrida, mais c'est à ça que ça m'a fait penser, à part la mise à mort. Il était KO debout. Quand elle a fini, ce n'est pas lui qui la laisse partir, c'est elle qui décide qu'elle a fini et qui redémarre. 

Aïe, aïe, c'est mon tour, je sens qu'il va se venger sur moi. Ça ne manque pas, je sors mon papier, obséquieux, le dos voûté, dans une attitude de soumission non simulée, il le lit attentivement, ma surcharge « dépannage » paraît bien fragile, en tout cas pas réglementaire du tout, il a des consignes, les 145 €, je ne vais pas y couper, on lui a trop prétexté de motifs futiles, ce n'est pas dans les cases, ma bonne foi, ça ne suffira pas, et, comble de maladresse, je l'ai écrite sur le papier de la semaine passée, que j'ai eu la négligence de ne pas jeter. Pas la même date, l'heure, n'en parlons pas. Vraiment la poisse ! J'ai bien mon arme secrète, ma carte professionnelle toujours en cours de validité, il n'y est pas précisé que je suis retraité, mais je répugne à cette tromperie indigne (j'ai mes valeurs et je suis psychorigide).Quand tu n'as pas de chance, tu n'as pas de chance, je le disais au début, on n'échappe pas à son destin... 

Il avait déjà son carnet à souche à la main (avec les gants ce n'est pourtant pas facile), quand je lui fais remarquer qu'elle va me coûter cher la panne de ma femme. 

« Attendez, c'était votre femme, devant ? » Enfin oui, un peu, pas vraiment, mais tout comme (on n'est mariés, comme on dit, que de la main gauche), je ne veux pas faire de déclaration mensongère, mais oui. Je suis déjà en train de sortir la pièce d'identité en lui demandant les modalités de la contravention, mais d'un geste, il m'interrompt : « Si c'est votre femme, je laisse tomber, mon pauvre monsieur, vous pouvez y aller, vous êtes bien assez puni comme ça ! Circulez !» 

Je ne me le suis pas fait dire deux fois, tout content de m'en tirer à bon compte. J'ai raconté en rentrant l'histoire à Brigitte, ça ne l'a pas fait rire du tout. Allez comprendre ! 


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