mercredi 22 juillet 2020

Les billets de Charles : Histoire d’outils

Cette histoire est une fiction romanesque. Toute ressemblance avec des faits avérés et des personnages connus, existant ou ayant existé, serait pure coïncidence, quoique…

L’anecdote remonte à l’époque où, membre du club de vol à voile, je travaillais à l’atelier pour les « travaux d’hiver[1]», c’est dire que ça fait un moment. Il n’y a que les plus anciens pour se souvenir de m’avoir vu travailler, et à condition que leur mémoire des faits anciens ne leur fasse pas défaut.

Maintenant, presque tout le monde au club a sa boîte à outils avec le minimum indispensable, il n’y a pas encore de concours à celui qui aura les plus beaux, mais ça viendra certainement quand on voit l’attirail de certains amateurs éclairés. Il y a les vieux briscards, avec la trousse à outils avachie qui a beaucoup servi, et des manches d’instruments polis par la main de l’homme, il y en a d’autres, moins chenus, avec des outils neufs, pas usés du tout, carrément en rodage, quelques uns encore avec le prix ou l’étiquette code-barres. Tout ça faisant un peu penser à cette histoire d'Alphonse Daudet « Les mémoires d’un perdreau rouge », où il était question d'équipement de pointe et voyant opposé à une sobre et redoutable  efficacité.

 Il faut dire aussi que l’outillage disponible au club a certainement été très riche, mais, splendeur et décadence, ne subsistent plus de ce passé prestigieux que des vestiges susceptibles de réveiller des nostalgies : douilles disparates et dépareillées, marteaux démanchés, scies à métaux sans lame, clé à cliquet sans cliquet, limes élimées, tous encombrants et inutiles. En témoignent aussi, comme des fresques antiques, des panneaux hérissés de clous où l’on peut retrouver les silhouettes fantomatiques estompées d’outils depuis longtemps disparus : « objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »

Mon expérience de l’outillage dans les clubs que j’ai fréquentés et/ou animés peut se résumer succinctement : il y a deux grandes catégories d’outils : Les outils de qualité médiocre, fabriqués plus ou moins artisanalement dans des pays lointains voire exotiques, probablement dans des conditions innommables, vraisemblablement par des enfants ou des prisonniers politiques mourant de faim, et qui ont pour principales caractéristiques leur imprécision et leur difficulté d’utilisation convenable. Essayez donc de dévisser un boulon rétif avec une clé à molette approximative, vous allez abîmer définitivement le boulon, et non moins définitivement la clé. Même chose avec une pince soit disant universelle qui ne pince pas, ou si peu. Ne tentez pas, avec elle, de mettre en forme une corde à piano : la pince se déforme avant l’acier, et souvent (je médis en disant qu’elle ne pince pas), elle vous pince les doigts… Ces outils déformables et déformés ne sont jamais perdus, ils sont toujours à portée de main et en évidence sur l’établi. Ils ont une durée de vie remarquable, quasiment éternelle, on les a toujours connus à l’atelier, ils font désormais partie de l’inventaire, et s’ils ont eu un propriétaire, il y a longtemps qu’il ne les réclame plus, il préfère le faire oublier, un peu comme s’il avait honte, comme s’il ne s’y était pas attaché vraiment (et on le comprend).

Et puis, il y a les outils de grande qualité, de grande marque, garantis à vie, superbes, efficaces auxquels on s’attache, les outils de toute une vie, mais qui eux sont victimes d’un phénomène physico-chimique bien connu par ailleurs, dont on ne se méfie pas assez surtout pour ce qui concerne le chrome-vanadium, je veux parler de la sublimation. La solidification de l’eau par le gel est bien connue, la fusion, passage dans l’autre sens de la phase solide à la phase liquide en fonction de la température l’est également. La vaporisation (Denis Papin vous revient en mémoire, j’en suis sûr), transformation du liquide en gaz est un autre grand classique, mais la sublimation, passage direct de l’état solide à l’état gazeux suscite moins d’exemples, encore moins de commentaires. Il existe des cas de sublimation classiques, tels que ceux démontrés par les blocs désodorisants placés dans les toilettes : ils passent du solide au gazeux relativement lentement, on peut en observer assez souvent des phases de transition, on les voit s’amenuiser au fil du temps, prenant parfois des formes qui peuvent pousser à la méditation (pour peu qu'on soit prédisposé). Pour nos outils enrichis en métaux durs, il est quasiment impossible d’observer quelque stade d’évolution que ce soit : l’outil est là, présent, concret, et d’un coup d’un seul, il n’y est plus, comme victime d'un trou noir, sorti du continuum espace-temps ! En tout cas, je ne vois que ce mécanisme pour expliquer la disparition subite de nos plus beau outils, et je prends les plus astucieuses des précautions pour que les miens ne subissent pas cet avatar : dès que j’ai fini de m’en servir, je les nettoie si besoin, et les range à l’abri de la lumière, parfois enveloppés dans un chiffon ou dans leur trousse d’origine. En effet, il n’est pas actuellement prouvé que les radiations lumineuses soient nécessaires au processus, mais des observations rudimentaires mais nombreuses semblent démontrer qu'à tout le moins, elles le favorisent. Un bel outil précieux qui reste longtemps exposé à la lumière voit sa durée de vie grandement écourtée. Ces soins de conservation ne suffisent pas toujours, il y a des pertes, mais assurément moins en respectant cette précaution…

A cette époque donc où je travaillais ou faisais au moins semblant, j’avais une boîte à outils, c’était un coffre même, richement garni quoique de façon un peu hétéroclite. Il y avait là les survivants de la trousse à outils qui m’avait été offerte lors de l’acquisition de ma première voiture (une Dauphine d’occasion modèle export, avec le filtre à air Sahara dans le coffre avant), il y avait les outils fournis en dotation avec ma moto BMW 90/6, des tournevis hérités de mon père, quelques instruments issus de ma pratique modéliste, ou réformés de la chirurgie, bref, des outils avec une histoire, avec une âme, des confidents, on travaillerait presque avec plaisir avec eux, c'est dire. Et puis il y avait aussi l’assortiment habituel de petite mécanique. J’avais acheté également pour l’occasion quelques petites dimensions de qualité au détail, ce n’est pas ce qui grève un budget, plus une ou deux séries de clés plates « fabriquées sur un bateau » (cf supra). Dans ce coffre, que je laissais à l’atelier et fermais avec deux petits cadenas assez symboliques, il y avait donc, entre autres, sept clés plates à œillets, dites mixtes, de 10. C’est une dimension largement répandue sur nos planeurs, c’est vrai, mais sept, ça fait pas mal et c’est peut-être signe chez moi d’une tendance névrotique obsessionnelle, mais qu’y puis-je (j'ai tenté une analyse, j'ai arrêté, je faisais pleurer mon psy) ? 

Tous, lors des séances d'atelier, n’étaient pas aussi bien pourvus, il y en avait même parmi nous, dégoulinants de bonne volonté, mais incapables de distinguer un cruciforme d’une multi-prise, et qui posaient des questions sur le sens de rotation des vis et des boulons (j’exagère à peine, et c’était il y a bien longtemps). Ils n’avaient pas d’outillage, pourquoi s’embarrasser d’un matériel qu’on ne sait pas bien utiliser ? Déjà, je ne bossais pas beaucoup, alors, la main sur le cœur pour prêter mes outils, je pratiquais facilement. Une paire de clés de 10 à l’un (pour desserrer le boulon, ou l’écrou, ou la vis[2] (là, on tombe dans la querelle sémantique pour intellectuel, ou faisant semblant de l’être), il faut deux clés, une autre paire à un autre, j’avais de quoi voir venir, un troisième réclame également de l’outillage, vous me croirez si vous voulez, mais pour desserrer l’ensemble vis-boulon-écrou dont je m’occupais et qui était évidemment du 10, il ne me restait plus qu’une clé plate médiocre, j’ai dû continuer, honte à moi, en bloquant avec une pince universelle, au risque de détériorer (mais si on fait bien attention, ça va quand même).

C’est dire si j’avais l’œil sur mes emprunteurs. En fin d’après-midi, tout compte fait, il me manquait une paire de clés non restituée. Je pressens l’utilisateur qui me dit l’avoir remis directement dans mon coffre. Je ne l’aurais pas vu, pourtant je surveille attentivement mon trésor (névrotique, obsessionnel, et parano). Il me jure « croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer » qu’il m’a rendu mes outils. Je retourne le coffre sur le sol pour un inventaire exhaustif et détaillé : 6 clés, il n'en manque qu'une, pas de quoi faire ce pataquès, c’est une qui ne vaut pas cher. Tout de même, on ne va pas se fâcher pour une clé à 2 francs (c’est une vieille anecdote, d’avant les euros). N’empêche que j’en suis tout contrarié, chagriné, mais bah, mes plus belles plates de 10 sont sauvées de la sublimation… Je ne pouvais tout de même pas demander une caution pour prêter le moindre marteau.

Quinze jours plus tard, j’étais encore plein de réticences pour le prêt d’outillage (je recommandais obsessionnellement aux emprunteurs de me les remettre en mains propres, plutôt que directement dans ma caisse, histoire de vérifier) quand une annonce générale demande de la main d’œuvre pour retourner une machine. Dès qu'il faut faire un effort, j’arrive souvent à me défiler, mais là, pas possible, j’étais coincé dans le fond de l’atelier : Il faut dire qu’on s’est aperçu, à l’atelier, que plus on est nombreux pour soulever un truc, et même s’il y en a qui tirent au flanc, moins c’est lourd. De ce fait, le moindre retournement de fuselage exige autant de main d’œuvre que l’amarrage d’un porte-avion, et prend autant de temps. On doit d’abord décider, en groupe,s’il est opportun de le faire, s’il ne vaut pas mieux réaliser d’autres tâches auparavant, les avis sont forcément nombreux et partagés, entre le ponçage du ventre qu’on ne fera pas facilement en position normale, et la purge du frein qui ne pourra se faire que dans cette position. Décider de qui pilote la manœuvre et le sens de rotation du fuselage est aussi une superbe démonstration de démocratie appliquée, qui n’a rien à envier à certaines élections récentes ou passées. Bref, après un bon moment des habituelles palabres, on retourne le fuselage, selon une pratique bien établie, par quart de tour, des bruits métalliques de mauvais augure se font entendre (on avait démonté, et remonté des commandes, je ne sais plus pour quelle raison), et quand on entend des bruits métalliques après avoir remonté des commandes, c’est signe qu’il y a, au minimum, quelque chose qui ne va pas bien. L'inspection rapide ne décèle rien, inquiétant ! L’explication a été donnée au quart de tour suivant : après une autre série de bruits métalliques, est tombée ma clé de 10, la septième, celle qui était croix de bois croix de fer dans mon coffre à outils. Rien d’autre, vérification minutieuse faite, ne clochait dans les commandes. On n'ose imaginer les conséquences d'un blocage de tringlerie de commande qui se produirait, la loi de Murphy aidant, à l'instant le plus critique. 

 Mais depuis, je me méfie toujours des grands serments, et j’essaie de faire le plus possible comme les pros, les chirurgiens autant que les mécaniciens, de compter mes outils après toute intervention, je vous engage à faire de même, la sécurité y gagne à coup sûr (il n’y a que quand je sors de chez les dames que je ne vérifie pas ostensiblement la quincaillerie après, ça ferait mal élevé…).


oooOOOooo


1 Les planeurs exigent de l'entretien courant en permanence. C'est sous nos latitudes une activité saisonnière, les travaux les plus importants immobilisant les machines sont effectués en basse saison, l'hiver (pour ceux que ça amuserait, les travaux d'hiver sont variés).


2 Boulon, vis, écrou ont des définitions précises, mais à géométrie variable et acceptions multiples. On peut épiloguer longuement sur le sujet, mais en l'occurrence et pour ce qui nous concerne, ça n'a pas vraiment d'importance.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ajoutez votre commentaire, choisissez ANONYME dans le profil, mais mettez votre prénom et initiale du nom pour vous identifier à la fin de votre texte. Merci