Tout avait commencé quelques mois plus tôt : un ami proche était parti vers le planeur, il avait déserté, faute de temps évidemment, l’activité aéromodéliste que nous pratiquions ensemble, la plupart du temps en autodidactes, faute d’aînés expérimentés. Il avait choisi Valenciennes, ne me demandez pas pourquoi, et j’ai ainsi appris le bouquin bleu [1] (je n’ose dire quelle édition, c’était papyrus, ou parchemin, pas encore papier) en même temps que lui : tout ce qui touchait à l’aviation, au pilotage m’attirait… Je garde de cette époque une page dactylographiée des tarifs du club de Valenciennes (pas une photocopie, ça n’était pas très répandu en 1977, encore moins une page imprimée, non, non, une page dactylographiée bleue copie carbone). J’ai appris, dans ce livre bleu le danger redoutable de la position haute, j’ai appris que la planeur décollait avant le remorqueur, j’ai appris, en gros, le pilotage virtuel bien avant l’ère des ordinateurs. Il faut dire qu’en modèles réduits, on pratiquait et on pratique encore également et parfois intensivement les techniques d’entraînement mental, allongé dans mon transat, je savais faire des tonneaux à facettes…
La pratique courante, dans ce club de vol à voile, était de faire un stage à Sisteron, où les conditions sont plus ceci, plus cela, bref, je ne vais pas vous refaire l’office du tourisme Provence Côte d’Azur : équipé d’une voiture à boule, l’ami en question avait fait, l’année précédente, un trajet de convoyage [2], il remettait ça cette année, pourquoi, notre séjour vacances à nous étant prévu dans le Lubéron, ne passerions-nous pas par Laragne-Montéglin pour un pique-nique ? Nos femmes s’entendaient bien (c’est important les femmes, on ne peut pas le nier, il faut savoir faire accepter les décisions importantes : quand elles s’entendent c’est bien, même si c’est pour dire du mal de nous, pendant ce temps-là, on a la paix), rendez-vous pris, des dates qui vont bien… Nous voilà débarqués, ce devait être en juillet, pour un déjeuner à l’ombre dans sa villégiature. Astucieusement, à l’heure de la sieste, il m’invite au terrain tout proche, l’air de rien, laissant les femmes papoter, autant blasée et fatiguée l’une que l’autre de nos histoires aéronautiques (aussi bien modèles réduits que grandeur). Ce n’est qu’une fois partis qu’il m’avoue avoir réservé un vol en planeur, intuitif, il avait compris qu’en faire l’annonce préalable
compromettrait l’opération (j’avais charge de famille, et j’aurais été instamment et fermement mis en demeure de refuser cette invitation…).
L’arrivée sur le terrain de Sisteron-Vaumeilh avait déjà, avant seulement de débuter cette expérience, un goût de fruit défendu, un parfum d’école buissonnière. Accueil sympathique pour cette plongée dans l’inconnu. L’impression d’une activité fébrile sous un soleil méridional accablant, sans temps mort, la noria des remorqueurs, les vieux pneux et les câbles d’amarrage des planeurs. Tous les oiseaux sont partis du nid, ou presque. Présentation à mon pilote, sympathique, compétent semble-t’il, c’est là qu’il ne faut pas avoir de doutes. C’est quand il me demande mon poids pour le centrage que je me rends compte que c’est une activité qui ne se prête pas à l’approximation, qui ne se prend pas à la légère (si j’ose le mot). Autre instant plein d’émotion, le parachute. Ah oui, tout de même, on a beau t’expliquer que c’est réglementaire, que ça ne servira pas, n’empêche, jamais en avion on ne m’a imposé ça. Un peu périlleux comme activité non, il a bien fait de ne pas en souffler mot à ma femme, l’ami. Pour l’installation à bord, ça allait bien, les instruments ça allait bien aussi (en raison de ma vaste mais surtout et uniquement livresque culture), les commandes, « surtout ne pas toucher » était la principale recommandation. Réfléchissez bien, vous êtes ému, un peu angoissé peut-être, à quoi vous cramponner, si vous n’avez le droit de toucher à rien ? Pas au manche, surtout pas, ça sert à piloter, pas à la poignée d’aérofrein, ça freine, pas à la poignée de largage, ça largue, pas au parachute, ça s’ouvre. Tout ce que j’ai trouvé, c’est le harnais, et encore en faisant attention de ne pas se débrêler (une fermeture de sécurité à débouclage rapide n’attend qu’une petite impulsion pour vous libérer !).
Depuis lors, fort de cette expérience, quand j’ai « fait » du VI [3], j’ai toujours recommandé à mes passagers d’empoigner les bretelles du harnais, ça pouvait rassurer un peu, mais sans plus. L’art de faire passer les messages de sécurité m’est cependant toujours resté un peu étranger : Si vous expliquez la procédure largage verrière-évacuation parachute sérieusement, d’un ton lugubre, ça prend tout de suite des airs de catastrophe aérienne potentielle, si vous le faites en rigolant vous avez l’air d’un trompe la mort espiègle, et ça n’est pas plus rassurant. La seule fois où je l’ai fait en buvant l’eau au goulot d'une bouteille de vodka (l’ice-tea chaud dans une bouteille de scotch, ça peut faire illusion aussi, mais c’est imbuvable, je le sais, j’ai essayé), le « baptisé » s’est débrêlé en vitesse et en panique et il a sauté du planeur. Il a fallu le rassurer longuement, et puis ce n’était pas bon pour notre image, j’ai préféré arrêter de communiquer dans ce style.
Depuis lors, fort de cette expérience, quand j’ai « fait » du VI [3], j’ai toujours recommandé à mes passagers d’empoigner les bretelles du harnais, ça pouvait rassurer un peu, mais sans plus. L’art de faire passer les messages de sécurité m’est cependant toujours resté un peu étranger : Si vous expliquez la procédure largage verrière-évacuation parachute sérieusement, d’un ton lugubre, ça prend tout de suite des airs de catastrophe aérienne potentielle, si vous le faites en rigolant vous avez l’air d’un trompe la mort espiègle, et ça n’est pas plus rassurant. La seule fois où je l’ai fait en buvant l’eau au goulot d'une bouteille de vodka (l’ice-tea chaud dans une bouteille de scotch, ça peut faire illusion aussi, mais c’est imbuvable, je le sais, j’ai essayé), le « baptisé » s’est débrêlé en vitesse et en panique et il a sauté du planeur. Il a fallu le rassurer longuement, et puis ce n’était pas bon pour notre image, j’ai préféré arrêter de communiquer dans ce style.
Fermeture de verrière, là non plus, ne pas toucher, pour l’aération attention fragile, on est comme en bocal, le remorqueur qui s’aligne, la poussière. Je n’ai rien vu de la tension du câble, du pouce levé, ni de la mise à l’horizontale des ailes, je ne m’en souviens plus [4]. Tout ce qui m’a frappé, c’est le roulage qui m’a paru long, très long. Le planeur roulait, roulait, roulait toujours, le remorqueur était en l’air, et nous roulions toujours, sur l’herbe, enfin sur l’herbe de Sisteron, ou plutôt ce qu’ils appellent de l’herbe à Sisteron (l’agneau réputé de Sisteron, heureusement qu’il a autre chose à bouffer), sur l’herbe en bout de la bande d’accélération, et on roulait toujours. Pourvu qu’on ne soit pas trop lourd. Mes réminiscences du bouquin bleu m’ont un peu angoissé… En réalité, l’impression, forte, que j’en ai retirée, c’est que ce n’est pas le planeur qui a décollé, c’est la piste qui nous a lâchés : il n’y avait plus de terrain, on était au dessus du lit de la Durance [5]. Un moment sans respirer… Le remorquage ne m’a pas épaté plus avant, mais j’étais quand même resté crispé sur mes bretelles. Heureusement, car c’est à ce moment que le pilote a basculé la machine en larguant, manœuvre qui ne m’impressionne plus du tout maintenant, mais j’étais pour ainsi dire vierge à ce moment-là, et se retrouver par surprise en spirale serrée, à grande inclinaison, il y a de quoi vous couper le souffle. Déjà que j’avais fait le roulage en apnée, j’allais faire une bonne partie de la spirale avec la plupart des orifices contractés.
Ce devait être du thermique pur, violent et étroit comme souvent là-bas. J’étais plaqué dans mon siège, preuve d’un pilotage sans défaillance, rien à dire. Nous avons spiralé à plusieurs, c’était cool comme disent les jeunes, et ça ne m’a jamais paru dangereux, mon pilote était sympa, il croyait à ce qu’il faisait, bref je me détendais, la vie était belle. Je n’ai pas vu passer le temps, ça aurait pu durer toujours, mais là, un grand claquement, sortie des aérofreins en grand pour revenir au terrain, tout petit, là en-dessous. Je ne me rappelle pas que mon pilote m’ait laissé les commandes, comme ça se fait souvent vis-à-vis des amateurs intéressés, en tout cas, ça ne m’a pas laissé un souvenir transcendant : les très petits mouvements de manche et de palonnier m’ont paru fort subtils, hors de ma compétence…
Autre période du vol riche en surprise : ça ne vous surprendra pas si vous êtes pilotes, mais ce qui m’a épaté, c’est la vitesse de la finale. En l’air, loin du sol, ça ne saute pas vraiment aux yeux, ce n’est pas impressionnant. Mais vus du sol et d’un peu loin, on a l’impression que ces grands oiseaux se posent majestueusement, au ralenti, avec une vitesse ridiculement basse. La bible du vol à voile, je ne l’avais pas suffisamment lue, je n’aurais pas dû être surpris. Dans le planeur, en place avant, voir se rapprocher le sol à 100 à l’heure est impressionnant, peut-être un excédent d’altitude à résorber, en tout cas, ça m’a impressionné. Bel arrondi, atterrissage très doux, et pourtant on sent quand on quitte le ciel, quand les bruits de roue et les quelques cahots du sol vous rappellent que vous êtes redevenus terriens, quand le raclement de l’aile qui s’abaisse vous signifie que le rêve est terminé. Magique, féerique, grandiose, on remercie le ciel, le pilote, l’ami qui a procuré cette joie. Ne me demandez pas sur quel planeur j’ai volé, je n’en sais rien, je n’y connaissais rien, en tout cas, c’était un « tout plastique ».
J’ai juré alors que je m’y mettrais, au planeur, un peu plus tard, quand j’aurai le temps, les moyens, mais promis, juré j’y viendrais. En revenant à la maison, encore euphorique, sans pouvoir cacher cette aventure, je me suis fait longuement expliquer par mon acerbe moitié, l’importance dans la vie courante du sens des responsabilités et de la charge d’âme. Mais j’avais été inoculé irrémédiablement…
Mon deuxième vol en planeur est beaucoup moins ancien (vingt ans plus tard, si je calcule bien), les circonstances étaient différentes, il ne s’est pas fait en catimini, ce n’est pas ma femme qui avait changé d’idée, entre temps, c’est moi qui avais changé de femme. Mais les fortes impressions du premier (vol) n’étaient pas émoussées. C’est à Saint-Crépin Mont Dauphin (Hautes Alpes), en touriste désœuvré, que j’ai subi l’injection de rappel définitive : Le K13 [6], ça faisait moins classe que le plastique pour le béotien que j’étais encore, mais les sensations y ont été tout aussi vives. Les turbulences proches du sol, au décollage, m’ont interrogé sur ce que je faisais dans cette galère, mais ensuite, les premières frayeurs oubliées, le vol de pente en modèle réduit ne m’était pas inconnu, et les commandes m’ont été confiées rapidement et longuement : c’était facile, à ma portée, j’avais écorné les pages de mon deuxième bouquin bleu. La spirale au dessus de la crête était facile, bref, à la rentrée, je m’y colle, je n’ai plus qu’à apprendre. Si je ne le fais pas maintenant, il sera trop tard, j’aurai dépassé la limite d’âge. C’est ainsi qu’en juin 97, je me suis inscrit à Lille, et ai fait mon troisième vol en planeur sur le K13 du club. C’était une erreur manifeste de le faire dans cet ordre (selon l’usage écrit, le VI suivi d’une inscription est décompté, quand il suit l’inscription, il ne l’est pas), j’en garde comme un goût d’amertume, mais bon, il y a prescription maintenant. En tout cas, c’était un vol court, style tour de piste, la météo ne s’y prêtait pas, non officiel, tout pour plaire, je ne pouvais l’inscrire dans mon carnet rose [7] tout neuf qui allait s’enrichir rapidement d’un gros paquet de lignes. Mais si, au fil du temps, la nouveauté s’est estompée, les émotions sont toujours intenses et belles, et je vous en souhaite autant.
Et pour que la sensiblerie y trouve son compte, et pour faire pleurer dans les chaumières, je dois préciser que les hasards de la vie m’ont permis de retrouver avec beaucoup de plaisir cet été l’ami qui m’avait introduit (en tout bien tout honneur), et qu’il y ait de fortes chances que ce soit mon mentor en vol à voile montagne de cette saison 2009 qui ait été « mon » pilote VI : il le faisait régulièrement à Sisteron à l’époque de ma rencontre avec le planeur… les deux sont toujours accros, maintenant copropriétaires d’un Janus [8], comme quoi, quand on est tombé dans la marmite, c’est irrémédiable…
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-1 Le « bouquin bleu » est la bible du vol à voile. Il rassemble toutes les notions qu'il faut avoir assimilées pour devenir un pilote de planeur convenable.
-2 Le convoyage consiste à emmener un planeur (dans une remorque spécialisée) vers des terrains plus propices à l'activité vélivole (géographie, climat...). Beaucoup de clubs septentrionaux effectuent ce type de « transhumance » estivale.
-3 VI = vol d'initiation, cette dénomination étant destinée à échapper à la pression fiscale que subit l'activité dite de baptême.
-4 Pouce levé, ailes horizontales : Le remorquage est rigoureusement codifié et comporte une séquence de gestes et d'actions obligatoires dont l'absence interrompt la procédure : Le pilote, quand il a effectué ses vérifications (commandes, instruments, câble tendu, etc...) lève le pouce, l'aide en bout d'aile peut alors lever l'aile à l'horizontale, c'est le signal pour le pilote remorqueur qu' il peut mettre le gaz.
-5 Le terrain de Sisteron se situe sur une terrasse de la vallée de la Durance, d'où la présence d'un « a-pic » en bout de piste.
-6 Le K13 est un planeur biplace léger ancien de construction traditionnelle « bois et toile ». Les planeurs plus récents utilisent les matières plastiques et les matériaux composites.
-7 Tout pilote doit noter et comptabiliser ses activités aériennes dans un carnet de vol. Ce dernier était rose pour le vol à voile (et sujet de moquerie par les confrères du vol moteur).
-8 Le Janus est un planeur biplace « tout plastique » de compétition, avec des volets.
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